Chapitre 7

 

 

 

 

 

 

 

— Je vais vous dire, fit soudain Iola la Deuxième en appuyant son panier rempli de grains contre sa hanche. Il va y avoir la guerre. C’est ce qu’a dit l’intendant du prince qui est venu chercher du fromage.

— La guerre ? (Ciri rejeta sa frange en arrière.) Contre qui ? Nilfgaard ?

— Je n’ai pas tout entendu, avoua l’adepte. Mais l’intendant disait que notre prince avait reçu des ordres du roi Foltest en personne. Il envoie des hertsans partout, et toutes les routes sont noires de soldats. Qu’allons-nous devenir ?

— S’il doit y avoir la guerre, ce sera assurément contre Nilfgaard, intervint Eurneid. Contre qui d’autre pourrions-nous nous battre ? Oh la la ! Ça va être terrible !

— Tu ne crois pas que tu exagères un peu avec ta guerre, Iola ? (Ciri jeta du grain aux poules et aux pintades qui se pressaient autour d’elle en une cohue grouillante et jacassante.) Il ne s’agit peut-être que d’une nouvelle battue aux Scoia’tael ?

— Mère Nenneke a posé la même question à l’intendant, déclara Iola la Deuxième. Mais celui-ci a répondu que non, que cette fois il ne s’agissait pas des Écureuils. Les châteaux et les manoirs ont apparemment reçu l’ordre d’amasser des provisions en cas de siège. Les elfes, eux, attaquent au cœur des forêts, ils n’assiègent pas les châteaux forts. L’intendant a demandé si le temple pouvait fournir plus de fromages et d’autres produits. Pour les réserves du château. Et il a demandé des plumes d’oie. « Nous avons besoin d’une grande quantité de plumes d’oie », a-t-il dit, « pour les flèches. » Pour tirer des flèches, vous comprenez ? Par tous les dieux ! Nous allons avoir beaucoup de travail ! Vous verrez ! Nous en aurons par-dessus la tête !

— Pas toutes, rétorqua Eurneid avec une pointe d’ironie. Certaines d’entre nous ne saliront pas leurs petites mains. Certaines d’entre nous ne travaillent que deux jours par semaine. Elles n’ont pas le temps de travailler parce qu’il paraîtrait qu’elles apprennent des tours de magie. Mais, en vérité, elles doivent sans doute se tourner les pouces ou aller au parc pour courir et faucher les mauvaises herbes avec leurs bâtons. Tu vois de qui je veux parler, Ciri, pas vrai ?

— Ciri va sans doute partir en guerre, fit Iola en ricanant. Elle est la fille d’un chevalier, à ce qu’on dit ! Une grande guerrière armée d’une terrible épée ! Elle va enfin pouvoir couper des têtes plutôt que des orties !

— Mais non, voyons, puisque c’est une puissante magicienne ! répliqua Eurneid en plissant son petit nez. Elle changera tous nos ennemis en rats des champs. Allez, Ciri ! Montre-nous un de tes terribles tours ! Rends-toi invisible ou fais en sorte que les carottes poussent plus vite. Ou alors fais quelque chose pour que les poules se nourrissent toutes seules. Allez, ne te fais pas prier ! Jette un sort !

— La magie, on ne doit pas en faire étalage, répondit Ciri avec colère. Ce n’est pas un spectacle de foire.

— Bien sûr, bien sûr, fit l’adepte en riant. On ne doit pas en faire étalage. Qu’est-ce que tu en dis, Iola ? On croirait entendre cette mégère de Yennefer !

— Ciri lui ressemble de plus en plus, estima Iola en reniflant avec ostentation. Elle a d’ailleurs la même odeur. C’est sans doute un parfum magique, élaboré à partir d’extraits de mandragore ou d’ambre. C’est ça, hein ? Tu mets du parfum magique, Ciri ?

— Non, j’utilise du savon ! Ce que vous devriez peut-être faire plus souvent !

— Oh ! fit Eurneid dans une grimace. Comme elle est sarcastique et méchante ! Et aussi orgueilleuse !

— Elle n’était pas comme ça avant, se rengorgea Iola. Elle a changé depuis qu’elle passe tout son temps avec cette sorcière. Elle dort avec, elle mange avec, elle ne quitte pas cette Yennefer d’une semelle. Elle ne vient pratiquement plus au temple assister aux cours ; quant à nous, elle n’a même plus une seule seconde à nous consacrer !

— Et nous, nous devons faire toutes ses corvées ! À la cuisine comme au jardin ! Regarde, Iola, comment sont ses mains ! Ce sont des mains de reine !

— C’est ainsi ! piailla Ciri. Si tu as un peu de cervelle, tu étudies ! Si tu n’en as pas, tu passes le balai !

— Et toi, tu ne fais que voler sur ton balai, pas vrai ? Magicienne des sept douleurs !

— Ce que tu peux être bête !

— C’est toi qui es bête !

— C’est pas vrai !

— Si, c’est vrai ! Viens, Iola, ne fais pas attention à elle. Les magiciennes ne sont pas une bonne compagnie pour nous.

— Bien sûr que ce n’est pas pour vous ! vociféra Ciri en jetant à terre son panier rempli de grain. Les poules vous correspondent davantage !

Les deux adeptes s’éloignèrent avec dédain au milieu d’une foule de volailles caquetantes.

Ciri poussa un juron d’une voix forte, reprenant pour l’occasion l’expression préférée de Vesemir qu’elle ne comprenait pas tout à fait. Elle y accola quelques mots entendus de la bouche de Yarpen Zigrin, dont le sens lui échappait totalement. D’un coup de pied, elle chassa les poules qui se pressaient autour des graines renversées. La fillette ramassa son panier, le retourna entre ses mains, puis elle virevolta dans une pirouette de sorceleur et le lança tel un disque par-delà les toits en roseau des poulaillers. Elle pivota sur ses talons et se mit à courir à travers le parc du temple.

La course de Ciri était légère ; la fillette contrôlait habilement sa respiration. Tous les deux arbres, elle réalisait une demi-pirouette en souplesse et simulait une botte avec une épée imaginaire avant d’exécuter aussitôt une esquive et une feinte qu’on lui avait apprises. Elle passa par-dessus la clôture avec agilité et atterrit mollement sur ses jambes pliées.

— Jarre ! cria-t-elle en levant la tête en direction d’une petite fenêtre béante dans le mur de pierre de la tour. Jarre, tu es là ? Hé ! C’est moi !

— Ciri ? (Le garçon se pencha au-dehors.) Que fais-tu là ?

— Je peux venir te voir ?

— Maintenant ? Hum… Eh bien, oui… Viens, je t’en prie.

Elle grimpa l’escalier à la vitesse d’une tornade, et surprit le jeune adepte alors que, le dos tourné, il rajustait en hâte ses vêtements et recouvrait des parchemins qui étaient sur une table par d’autres parchemins. Jarre se recoiffa du bout des doigts, s’éclaircit la voix et s’inclina maladroitement. Ciri planta ses pouces derrière sa ceinture et secoua sa frange cendrée.

— C’est quoi cette guerre dont tout le monde parle ? lâcha-t-elle de but en blanc. Je veux savoir !

— Entre, je t’en prie. Assieds-toi.

Ciri parcourut la pièce du regard. Quatre grandes tables croulaient sous des piles d’ouvrages et des rouleaux de parchemin. Il n’y avait qu’une seule chaise. Elle aussi, totalement encombrée.

— La guerre ? balbutia Jarre. Oui, j’ai entendu ces rumeurs… Cela t’intéresse vraiment ? Toi, une fi… Non, ne t’assieds pas sur cette table, s’il te plaît, je viens à peine de mettre de l’ordre dans ces documents… Assieds-toi plutôt sur la chaise. Attends un peu, je vais enlever ces livres… Dame Yennefer sait-elle que tu es ici ?

— Non.

— Hum… Et mère Nenneke ?

Ciri fit la grimace. Elle savait où il voulait en venir. Jarre, qui était un jeune homme âgé de seize ans, était un élève de la grande prêtresse que celle-ci destinait à devenir prêtre et chroniqueur. Il habitait Ellander où il travaillait en tant que greffier auprès du tribunal d’instance, mais il passait moins de temps dans le bourg qu’au temple de Melitele, où il étudiait, recopiait et enluminait les œuvres de la bibliothèque sacrée, des jours – parfois même des nuits – durant. Ciri n’avait jamais entendu Nenneke le dire, mais il était évident que la grande prêtresse ne souhaitait guère que Jarre tourne autour des adeptes et inversement. Toutes les jeunes filles du temple le dévisageaient et cancanaient librement à son sujet, en envisageant les perspectives que pourrait ouvrir, dans l’enceinte du temple, la présence régulière d’un être qui portait un pantalon. Ciri en était très étonnée, car Jarre était tout à fait le contraire de ce que devait être, selon elle, un homme attirant. D’après ses souvenirs, à Cintra, un homme séduisant avait la tête qui touchait le plafond et des épaules qui ne passaient pas les portes, jurait comme un nain, beuglait comme un bœuf et empestait le cheval, la sueur et la bière à trente pas, à toute heure du jour et de la nuit. Les hommes qui ne correspondaient pas à cette description étaient jugés indignes de toute forme d’intérêt par les dames de la cour de la reine Calanthe. Ciri avait eu l’occasion d’observer d’autres hommes : les druides sages et doux d’Angren, les colons bien bâtis et moroses de Sodden, les sorceleurs de Kaer Morhen. Jarre, lui, était différent. Il était maigre comme un clou, avait un physique disgracieux, portait des vêtements trop larges qui empestaient l’encre et la poussière, ses cheveux étaient perpétuellement gras et, en guise de barbe, il avait sept ou huit longs poils au menton, dont environ la moitié sortait d’une grosse verrue. Ciri ne comprenait vraiment pas ce qui l’attirait tant dans la tour de Jarre. Elle aimait discuter avec ce garçon, il savait énormément de choses : on pouvait beaucoup apprendre de lui. Cependant, ces derniers temps, le regard que Jarre portait sur elle était étrange, brumeux et insistant.

— Alors ! s’impatienta Ciri. Tu vas me le dire oui ou non ?

— Il n’y a rien à dire. Il n’y aura pas de guerre. Ce ne sont que des rumeurs.

— Ah, vraiment ? s’esclaffa-t-elle. Ainsi donc, le prince enverrait des hertsans par pure plaisanterie ? L’armée se baladerait sur les grandes routes pour tuer l’ennui ? Ne me mens pas, Jarre. Tu passes du temps au bourg et au château, alors tu sais assurément quelque chose !

— Pourquoi ne poses-tu pas la question à dame Yennefer ?

— Dame Yennefer a des choses plus importantes à penser, gronda-t-elle avant de se raviser aussitôt. (Elle adressa un beau sourire au garçon et battit des cils.) Oh, Jarre ! Dis-le-moi, je t’en prie ! Tu es si intelligent ! Tu sais si bien et si savamment parler que je pourrais t’écouter des heures ! S’il te plaît !

Le garçon rougit, son regard s’alanguit et s’embrouilla. Ciri poussa un soupir discret.

— Hum… (Jarre se balançait d’un pied sur l’autre et agitait les mains, ne sachant visiblement pas quoi en faire.) Que pourrais-je te dire ? C’est vrai que les gens en ville jacassent, tout agités qu’ils sont à cause des événements de Dol Angra… Mais il n’y aura pas de guerre. C’est certain. Tu peux me croire.

— Oui, je pourrais, pouffa-t-elle. Mais je préférerais savoir sur quoi repose ta certitude. Tu ne sièges pas au conseil du prince à ce que je sache. Et si l’on t’a nommé voïvode hier, alors dis-le-moi, que je puisse te féliciter.

— Moi, j’étudie les traités d’histoire, rétorqua Jarre en rougissant. On peut en apprendre bien plus qu’en siégeant à un conseil. J’ai lu l’Histoire des guerres écrite par le maréchal Pelligran, la Stratégie du duc de Ruyter, les Avantages de la cavalerie légère irrégulière de Rédanie par Bronibor… Et dans la situation politique actuelle, je m’y connais suffisamment pour tirer des conclusions par analogie. Tu sais ce qu’est une analogie ?

— Bien sûr, prétendit Ciri alors qu’elle retirait un brin d’herbe coincé dans la boucle de sa chaussure.

— Si nous appliquons l’histoire des précédentes guerres à la géographie politique actuelle (le regard du garçon se perdit au plafond), nous pouvons aisément en conclure que les incidents frontaliers, comme ceux de Dol Angra, sont accidentels et sans importance. En tant qu’adepte de la magie, tu dois aussi connaître la géographie politique actuelle ?

Ciri ne répondit pas ; elle jeta un regard distrait aux parchemins posés sur la table, puis commença à feuilleter quelques pages d’un gros ouvrage à la reliure de cuir.

— Laisse, ne touche pas à ça, s’inquiéta Jarre. C’est une œuvre rare et inestimable.

— Je ne vais pas te la manger.

— Tu as les mains sales.

— Moins que les tiennes. Dis-moi, tu as peut-être une carte ici ?

— Oui, j’en ai une, mais elle est rangée dans mon coffre, s’empressa de répondre le garçon.

Cependant, à la vue de la moue qu’affichait Ciri, il poussa un soupir, alla à son coffre, enleva les rouleaux de parchemin posés dessus, souleva le couvercle, s’agenouilla et se mit à fouiller à l’intérieur. Tout en se tortillant sur sa chaise et en balançant les jambes, Ciri continuait à feuilleter l’ouvrage. Une feuille libre glissa soudain d’entre les pages. Une femme entièrement nue, aux longs cheveux bouclés, y était représentée, enlacée dans les bras d’un homme barbu, entièrement nu lui aussi. Tout en tirant la langue, la fillette tourna longtemps l’estampe en tous sens, ne sachant pas où se trouvaient le haut et le bas. Elle découvrit enfin le détail le plus important du dessin et se mit à rire. Jarre, qui s’approchait d’elle avec un gros rouleau de parchemin sous le bras, devint cramoisi, lui prit l’estampe des mains sans mot dire et la cacha sous les liasses de papier qui recouvraient la table.

— Une œuvre rare et inestimable ? ironisa la fillette. C’est donc ce genre d’analogies que tu étudies ? Il y en a d’autres comme ça ? C’est curieux, cet ouvrage s’intitule l’Art de soigner et de guérir. J’aimerais bien savoir quel genre de maladie on guérit de cette manière.

— Tu sais lire les premières runes ? s’étonna le garçon en toussotant, embarrassé. J’ignorais que…

— Tu ignores encore beaucoup de choses, répliqua Ciri d’un air prétentieux. Qu’est-ce que tu crois ? Je ne suis pas une de ces adeptes à la mords-moi-le-doigt. Je suis une… magicienne. Allons, montre-moi cette carte, à la fin !

Ils s’agenouillèrent tous deux sur le sol et durent maintenir avec les mains et les genoux la feuille récalcitrante qui voulait obstinément s’enrouler de nouveau. Ciri finit par plaquer l’un des coins de la carte sous un pied de la chaise tandis que Jarre fit de même avec un lourd ouvrage intitulé la Vie et les Faits du grand roi Radowid.

— Hum… Cette carte n’est pas vraiment lisible ! Je n’arrive pas du tout à m’orienter… Où sommes-nous ? Où est Ellander ?

— Ici. (Jarre l’indiqua du doigt.) Ce territoire-là, c’est la Témérie. Là, c’est Wyzima, le siège de notre roi Foltest. C’est ici, dans la vallée du Pontar, que se trouve la principauté d’Ellander. Et ici… Oui, ici, c’est notre temple.

— Et ce lac, quel est-il ? Il n’y a pas de lac par chez nous.

— Ce n’est pas un lac. C’est une tâche d’encre…

— Ah bon. Et là… Là, c’est Cintra, n’est-ce pas ?

— Oui. Au sud d’Autre Rive et de Sodden. Et par là, regarde, coule la rivière Iaruga qui se jette dans la mer justement à Cintra. J’ignore si tu le sais, mais ce pays est actuellement occupé par les Nilfgaardiens…

— Je sais, coupa Ciri en serrant le poing. Je le sais très bien. Et où se trouve ce Nilfgaard ? Je ne le vois pas ici. Ta carte est trop petite ou quoi ? Donnes-en une plus grande !

— Laisse-moi réfléchir… (Jarre se gratta la verrue qu’il avait au menton.) Je n’en ai pas de plus grande… Mais je sais que Nilfgaard se trouve plus loin, vers le sud… Heu, plus ou moins là, je crois.

— C’est si loin que ça ? s’étonna Ciri en regardant l’endroit que le garçon indiquait au sol. Ils sont venus de si loin ? Et, en route, ils ont conquis tous ces royaumes ?

— Oui, c’est exact. Ils ont pris Metinna, Maecht, Nazair, Ebbing, tous les royaumes situés au sud des montagnes d’Amell. Les Nilfgaardiens appellent désormais ces royaumes – Cintra et le Haut-Sodden y compris – des provinces. Cependant, ils n’ont pas réussi à conquérir le Bas-Sodden, Verden et Brugge. Ici, sur la rive de la Iaruga, ils ont été battus par les armées des Quatre Royaumes qui ont mis un terme à leur avancée…

— Je sais, j’ai suivi des cours d’histoire. (Ciri plaqua vivement sa main sur la carte.) Bon, maintenant Jarre, parle-moi de la guerre. Nous sommes agenouillés sur notre géographie politique. Alors tire tes conclusions par analogie et par tout ce que tu veux d’autre. Je suis tout ouïe.

Le garçon s’éclaircit la voix, rougit et se mit ensuite à donner des explications en désignant les régions de la carte qui l’intéressaient avec la pointe d’une plume d’oie.

— Actuellement, la frontière qui nous sépare des Royaumes du Sud conquis par Nilfgaard est, comme tu le vois, la rivière Iaruga. C’est un obstacle quasiment infranchissable. Elle n’est pratiquement jamais gelée et, durant la saison des pluies, son débit peut être tel que son lit atteint presque un mile de largeur. Sur une grande distance, heu… ici, elle coule entre des rives escarpées et inaccessibles, au cœur des rocs de Mahakam…

— Le territoire des nains et des gnomes ?

— Oui. C’est pourquoi la Iaruga ne peut être franchie qu’ici, au niveau du cours inférieur, à Sodden, et là, à hauteur du cours médian, dans la vallée Dol Angra…

— Et c’est justement à Dol Angra qu’ont eu lieu ces… incidents ?

— Attends un peu. Je suis en train de t’expliquer qu’aucune armée n’est actuellement en mesure de franchir la rivière Iaruga en force. Les deux vallées accessibles que traversaient les armées depuis des siècles sont massivement investies et défendues aussi bien par Nilfgaard que par nous. Jette un œil sur la carte. Vois combien de forteresses y sont représentées. Regarde : là, c’est Verden, là, c’est Brugge et, ici, ce sont les îles Skellige…

— Et ça, qu’est-ce que c’est ? Cette grosse tache blanche ?

Jarre s’approcha de Ciri. La fillette sentit la chaleur de son genou.

— C’est la forêt de Brokilone, dit-il. Un territoire où il est défendu de pénétrer. C’est le royaume des dryades sylvestres. Brokilone défend aussi notre flanc. Les dryades ne laisseront jamais personne traverser leur territoire. Les Nilfgaardiens non plus…

— Hum… (Ciri se pencha sur la carte.) Ici, c’est Aedirn… et la ville de Vengerberg… Jarre ! Arrête ça immédiatement !

Le garçon retira vivement ses lèvres des cheveux de la jeune fille, et devint rouge comme une pivoine.

— Je ne veux pas que tu me fasses ce genre de choses !

— Ciri, je…

— Je suis venue te voir pour te parler d’une affaire grave, comme une magicienne à un savant, déclara-t-elle sur un ton froid et solennel qui imitait parfaitement celui de Yennefer. Alors comporte-toi comme il faut !

Le « savant » rougit plus encore ; il avait un air si stupide que la « magicienne » eut beaucoup de mal à contenir son rire en se penchant de nouveau sur la carte.

— Jusqu’à présent, ta géographie ne prouve absolument rien, reprit-elle. Tu me parles de la rivière Iaruga, et pourtant Nilfgaard l’a déjà franchie une fois. Qu’est-ce qui l’en empêcherait aujourd’hui ?

— Cette fois-là, il n’avait face à lui que Brugge, Sodden et la Témérie, répondit Jarre en toussotant et en épongeant la sueur qui était soudain apparue sur son front. Aujourd’hui, nous sommes unis par une alliance. Comme nous l’étions lors de la bataille de Sodden. Les Quatre Royaumes. La Témérie, la Rédanie, Aedirn et Kaedwen…

— Kaedwen, déclara fièrement Ciri. Oui, je sais en quoi consiste cette alliance. Le roi Henselt de Kaedwen apporte une aide secrète spéciale au roi Demawend d’Aedirn. On transporte cette aide dans des tonneaux. Et quand le roi Henselt soupçonne quelqu’un de traîtrise, il remplit ces tonneaux de cailloux. Il lui tend un piège…

Elle s’interrompit, s’étant souvenue que Geralt lui avait interdit de parler des événements de Kaedwen. Jarre la regardait d’un air soupçonneux.

— Vraiment ? Et comment sais-tu tout cela ?

— Je l’ai lu dans le livre du maréchal Pélican, lâcha-t-elle. Et dans d’autres analogies. Raconte donc ce qui s’est passé dans ce Dol Angra ou je ne sais quoi. Mais d’abord, montre-moi où ça se trouve.

— Ici. Dol Angra est une vaste vallée, c’est par là que passe le chemin qui mène du sud jusqu’aux royaumes de Lyrie et de Rivie, vers Aedirn, et, plus loin, vers Dol Blathanna et Kaedwen… Et en passant par la vallée du Pontar, il mène jusqu’à nous, et jusqu’en Témérie.

— Que s’est-il passé là-bas ?

— Des affrontements ont eu lieu, à ce qu’il paraît. Je ne sais pas grand-chose à ce sujet. Mais c’est ce qu’on dit au château.

— Si des affrontements ont eu lieu, c’est que la guerre a commencé ! fit Ciri en fronçant les sourcils. Alors qu’est-ce que tu me chantes ?

— Ce n’est pas la première fois que cela arrive, expliqua Jarre, mais la fillette remarqua qu’il était de moins en moins sûr de lui. Ce type d’incidents survient très souvent aux frontières. Mais ils n’ont guère d’importance.

— Et pourquoi ça ?

— Il y a égalité des forces. Ni Nilfgaard ni nous ne sommes capables de faire quoi que ce soit. Et aucune des deux parties ne veut donner de casus belli à son adversaire…

— Donner quoi ?

— Une raison d’entamer une guerre. Tu comprends ? C’est pourquoi les incidents armés de Dol Angra sont assurément fortuits. Il s’agit à coup sûr d’attaques de brigands ou d’échauffourées avec des contrebandiers… Ce ne peut en aucun cas être le fait d’une armée régulière, ni de la nôtre ni de celle de Nilfgaard… Parce que ce serait justement un casus belli…

— Ah… Écoute, Jarre, dis-moi…

Ciri s’interrompit. Elle leva soudain la tête, porta ses doigts à ses tempes d’un geste vif et plissa le front.

— Je dois y aller, dit-elle. Dame Yennefer m’appelle.

— Tu peux l’entendre ? s’intéressa le garçon. À distance ? De quelle manière…

— Je dois y aller, répéta Ciri alors qu’elle se relevait et frottait ses genoux pour en chasser la poussière. Écoute, Jarre. Je pars avec dame Yennefer pour une affaire de grande importance. J’ignore quand nous rentrerons. Je t’avertis tout de suite qu’il s’agit d’une mission secrète qui ne concerne que les magiciennes, alors ne pose pas de question.

Jarre se leva à son tour. Il rajusta ses vêtements, mais il ne savait toujours pas quoi faire de ses mains. Son regard s’alanguit de manière écœurante.

— Ciri…

— Quoi encore ?

— Je… je…

— Je ne vois pas ce que tu veux dire, lâcha-t-elle avec impatience en écarquillant ses grands yeux d’émeraude. Apparemment, tu ne le sais pas toi-même. J’y vais. Salut, Jarre.

— Au revoir… Ciri. Bonne route ! Je… je penserai à toi…

Ciri poussa un long soupir.

 

 

* * *

 

 

 

— Me voilà, dame Yennefer !

Elle déboula dans la pièce tel un projectile de catapulte. La porte qu’elle avait violemment poussée heurta le mur avec fracas. Le tabouret qui se trouvait en travers de sa route menaçait de lui casser une jambe, mais Ciri sauta agilement par-dessus, exécuta un demi-tour avec grâce, mima un coup d’épée et se mit à rire joyeusement du petit tour qu’elle venait de réussir. Malgré sa course rapide, elle ne haletait pas, sa respiration était calme et régulière. Elle contrôlait désormais son souffle à la perfection.

— Me voilà ! répéta-t-elle.

— Enfin ! Déshabille-toi et saute dans ton bain. Plus vite que ça.

La magicienne ne s’était pas retournée ; elle observait Ciri dans le reflet du miroir posé sur la table. D’un geste lent, elle coiffait ses boucles noires humides qui ne se tendaient sous la pression du peigne que pour retrouver aussitôt leur brillant ondoiement.

La fillette défit en hâte les boucles de ses chaussures qu’elle jeta au loin, se libéra de ses vêtements et sauta dans le baquet avec un grand plouf. Elle saisit le savon et commença à se frotter énergiquement les avant-bras.

Yennefer était immobile sur sa chaise ; elle regardait par la fenêtre tout en s’amusant avec son peigne. Ciri s’ébrouait, glougloutait et crachait parce que de l’eau savonneuse lui était rentrée dans la bouche. Elle secoua la tête en se demandant s’il existait une formule magique qui permettrait de se laver sans eau ni savon et sans perdre de temps.

La magicienne reposa son peigne. Absorbée dans ses pensées, elle continuait à regarder par la fenêtre les nuées de corbeaux et de corneilles qui se dirigeaient vers l’est en poussant des croassements lugubres. Sur la table, à côté du miroir et d’une impressionnante quantité de flacons contenant des produits de beauté, étaient éparpillées quelques lettres. Ciri savait que Yennefer les avait longtemps attendues, car d’elles dépendait le jour où la magicienne et elle devraient quitter le temple. Contrairement à ce qu’elle avait dit à Jarre, la fillette n’avait aucune idée de leur destination ni du motif de leur départ. Mais dans ces lettres…

Tout en faisant clapoter l’eau de sa main gauche pour ne pas attirer l’attention de la magicienne, Ciri croisa les doigts de sa main droite, se concentra sur la formule appropriée, fixa son regard sur les lettres et envoya une impulsion.

— N’essaie même pas, lâcha Yennefer sans se retourner.

— Je croyais que…, répliqua la fillette en s’éclaircissant la voix. Je croyais que l’une d’elles était de Geralt…

— Si tel avait été le cas, je te l’aurais donnée. (La magicienne se retourna sur sa chaise et s’assit face à elle.) Tu en as encore pour longtemps, avec ce bain ?

— J’ai fini.

— Lève-toi, je te prie.

Ciri s’exécuta. Yennefer sourit discrètement.

— Eh oui, fit-elle. Ton enfance est bel et bien terminée. Tu t’es arrondie là où il le fallait. Baisse les bras, tes coudes ne m’intéressent guère. Allons, allons, ne fais pas tant de manières, ne joue pas les timides ! Il s’agit de ton corps, la chose la plus naturelle au monde. Le fait que tu grandisses est tout aussi naturel. Si ton destin avait été différent… S’il n’y avait pas eu cette guerre à l’époque, tu aurais été mariée depuis longtemps à un prince ou à un jeune roi. Tu en es consciente, je suppose ? Nous avons abordé les questions sexuelles assez souvent et assez précisément pour que tu saches aujourd’hui que tu es devenue une femme. Physiologiquement parlant, j’entends. Tu n’as pas oublié ce dont nous avons parlé, n’est-ce pas ?

— Non. Je ne l’ai pas oublié.

— J’espère que tu ne souffres pas non plus de troubles de la mémoire lors de tes visites chez Jarre ?

Ciri baissa les yeux, mais juste un instant. Yennefer ne plaisantait pas.

— Essuie-toi et viens me voir, dit-elle sur un ton froid. Ne mets pas d’eau partout, je te prie.

Enroulée dans une serviette, Ciri s’assit sur un tabouret, près des genoux de la magicienne. Yennefer commença à lui démêler les cheveux, coupant de temps à autre une mèche rebelle à l’aide de ciseaux.

— Tu es fâchée contre moi ? demanda la fillette avec hésitation. Parce que j’étais… dans la tour ?

— Non. Mais Nenneke n’aime pas ça. Tu le sais bien.

— Mais je n’ai rien… Ce Jarre ne m’intéresse absolument pas. (Ciri rougit légèrement.) J’ai seulement…

— Justement, marmonna la magicienne. Tu as seulement… Ne fais pas l’enfant, je te rappelle que tu n’en es plus une. Dès qu’il te voit, ce garçon se met à saliver et à bégayer. Tu ne le vois pas ?

— Ce n’est pas de ma faute ! Qu’est-ce que je suis censée faire alors ?

Yennefer cessa de coiffer Ciri, et la toisa de son profond regard violet.

— Ne joue pas avec lui. C’est mal.

— Mais je ne joue pas avec lui ! Je ne fais que parler !

— J’ose espérer qu’au cours de ces discussions, tu as bien à l’esprit ce que je t’ai demandé. (La magicienne fit claquer ses ciseaux en coupant une autre mèche particulièrement indisciplinée.)

— Mais oui !

— C’est un garçon à l’esprit vif et intelligent. Une parole inconsidérée pourrait le mettre sur la voie, attirer son attention sur des affaires qu’il ne doit pas connaître. Que personne ne doit connaître. Tu entends, Ciri ? Absolument personne ne doit savoir qui tu es.

— Je sais, répéta Ciri. Je n’ai rien dit à personne, tu peux en être sûre. Dis-moi, c’est à cause de cela que nous devons partir si précipitamment ? Tu as peur que quelqu’un apprenne que je suis là ?

— Non. Il y a d’autres raisons.

— C’est parce qu’il y aura peut-être… la guerre ? Tout le monde parle d’une nouvelle guerre ! Il n’est plus question que de cela, dame Yennefer.

— C’est vrai, confirma froidement la magicienne en faisant claquer ses ciseaux au-dessus de l’oreille de Ciri. Cela fait partie des sujets dits récurrents. On a parlé des guerres, on en parle et on en parlera encore. D’ailleurs, ce n’est pas sans raison : des guerres, il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Baisse la tête.

— Jarre disait que… qu’il n’y aurait pas la guerre contre Nilfgaard. Il parlait d’analogies… Il m’a montré une carte. Moi-même je ne sais plus quoi penser. J’ignore ce que sont ces analogies, sûrement des choses très intelligentes… Jarre lit des tas d’ouvrages savants et il fait son intéressant, mais moi je pense que…

— Ce que tu penses m’intéresse, Ciri.

— À Cintra… Cette fois-là… Dame Yennefer, ma grand-mère était bien plus intelligente que Jarre. Le roi Eist aussi était intelligent, c’était un navigateur, il avait tout vu, même une licorne de mer, même un serpent de mer, et je parie qu’il avait observé, dans sa vie, plus d’une analogie… À quoi ça a servi ? Soudain, ces Nilfgaardiens sont venus, et…

Ciri leva la tête, sa voix s’étrangla. Yennefer l’enlaça et la pressa contre elle.

— Je sais, dit-elle à voix basse. Malheureusement, tu as raison, mon petit laideron. Si notre capacité à tirer profit de notre expérience et à en retenir les leçons était décisive, nous aurions oublié depuis longtemps ce qu’est la guerre. Mais aucune expérience, aucune analogie n’est parvenue à empêcher ceux qui veulent la guerre de la faire, et il en sera toujours ainsi.

— Alors, c’est donc vrai… Il y aura bien la guerre. C’est pour cela que nous devons partir ?

— N’en parlons plus. Ne nous inquiétons pas à l’avance.

Ciri renifla.

— Moi, j’ai déjà vu la guerre, murmura-t-elle. Je ne veux plus la voir. Plus jamais. Je ne veux plus me retrouver seule, ni avoir peur, ni perdre tout ce que j’avais, comme cette fois-là. Je ne veux pas perdre Geralt… ni toi, dame Yennefer. Je veux être avec toi. Et avec lui. Pour toujours.

— Tu le seras. (La voix de la magicienne tremblait légèrement.) Et moi, je serai avec toi, Ciri. Toujours. Je te le promets.

Ciri renifla de nouveau. Yennefer toussa tout bas, elle reposa les ciseaux et le peigne, se leva et s’approcha de la fenêtre. Des corbeaux qui volaient en direction des montagnes croassaient toujours.

— Lorsque je suis arrivée ici (la magicienne reprit soudain la parole de la voix sonore et légèrement ironique qu’elle avait d’habitude), lorsque nous nous sommes rencontrées pour la première fois… tu ne m’aimais pas.

Ciri gardait le silence. Notre première rencontre, se dit-elle. Je m’en souviens. J’étais avec les autres filles dans la grotte, Herbière nous montrait les plantes et les herbes qui y poussaient. C’est alors que Iola la Première était entrée et avait murmuré quelque chose à l’oreille d’Herbière. La prêtresse avait fait une grimace de mécontentement. Alors Iola la Première s’était avancée vers moi avec un air étrange. « Prends tes affaires, Ciri, m’avait-elle dit. Va vite au réfectoire. Mère Nenneke te demande. Quelqu’un est venu te voir. »

Je sentais sur moi des regards étranges, significatifs, je lisais de l’excitation dans les yeux qui m’observaient. Et j’ai entendu un murmure. « Yennefer, la magicienne. Plus vite, Ciri. Dépêche-toi. Mère Nenneke t’attend. Elle aussi t’attend. »

J’ai tout de suite su que c’était elle, pensa Ciri. Parce que je l’avais vue. Je l’avais vue la nuit précédente. En rêve. C’était elle.

Je ne connaissais pas encore son nom. Dans mon rêve, elle était restée silencieuse. Elle n’avait fait que me regarder et, derrière elle, dans la pénombre, j’avais vu une porte fermée…

Ciri poussa un soupir. Yennefer se retourna ; l’étoile d’obsidienne qu’elle portait au cou scintillait de mille feux.

— Tu as raison, avoua la fillette sur un ton grave, en plongeant son regard dans celui – violet – de la magicienne. Je ne t’aimais pas.

 

 

* * *

 

 

 

— Approche, Ciri, fit Nenneke. Voici dame Yennefer de Vengerberg, maîtresse de la magie. N’aie pas peur. Dame Yennefer sait qui tu es. Nous pouvons lui faire confiance.

La fillette s’inclina en croisant les mains dans un geste empreint de respect. La magicienne s’approcha d’elle en faisant bruisser sa longue robe noire. Elle saisit la jeune adepte par le menton, lui releva la tête avec désinvolture et la tourna vers la gauche puis vers la droite. Ciri sentit la colère et la révolte l’envahir : elle n’avait pas l’habitude d’être traitée de cette manière. En même temps, elle fut prise d’une folle jalousie. Yennefer était très belle. Comparée au charme discret, fade et plutôt commun des prêtresses et des adeptes que Ciri voyait tous les jours, la magicienne était d’une beauté éclatante, ostentatoire même, qu’elle prenait soin de souligner dans ses moindres détails. Ses boucles noires, qui retombaient en cascade sur ses épaules, réfléchissaient la lumière telles les plumes d’un paon, et ondulaient à chacun de ses mouvements. Ciri eut soudain honte, honte de ses coudes écorchés, de ses mains gercées, de ses ongles cassés, de ses cheveux sales et en désordre. Elle fut prise du vif désir de posséder tout ce qu’avait Yennefer : une gorge magnifique, largement dégagée, ornée d’un joli petit ruban de velours noir et d’une belle étoile scintillante ; de longs cils et des sourcils réguliers, soulignés de khôl, des lèvres fières. Et ces deux rondeurs, enserrées dans du tissu noir et de la dentelle blanche, qui se soulevaient à chacune de ses respirations.

— Alors c’est ça, la célèbre Enfant Surprise ? (La magicienne tordit légèrement les lèvres.) Regarde-moi dans les yeux, fillette.

Ciri frémit et rentra la tête dans les épaules. Non, ça, elle ne l’enviait pas à Yennefer, c’était bien là la seule chose qu’elle ne désirait pas avoir ni ne voulait regarder – ce regard violet, aussi profond qu’un lac abyssal, étrangement brillant, froid et mauvais. Un regard terrible.

La magicienne se tourna vers la grande prêtresse au physique corpulent. Dans la lumière du soleil qui pénétrait par les fenêtres du réfectoire, l’étoile qu’elle portait au cou se mit à briller de mille feux.

— Oui, Nenneke, déclara-t-elle. Cela ne fait aucun doute. Il suffit de regarder ses yeux verts pour savoir qu’il y a quelque chose en elle. Un front haut, des sourcils au dessin régulier, un joli écartement des yeux. Un nez fin, de longs doigts, un pigment de cheveux rare. C’est le sang des elfes, à n’en pas douter, bien qu’elle n’en ait pas beaucoup. Son arrière-grand-père ou son arrière-grand-mère était de race elfique. Je me trompe ?

— Je ne connais pas son ascendance, répondit calmement la grande prêtresse. Cela ne m’intéressait pas.

— Elle est grande pour son âge, poursuivit la magicienne en continuant à jauger Ciri du regard.

La fillette bouillonnait de colère ; elle luttait contre l’envie irrésistible de hurler aussi fort que le lui permettraient ses poumons, de taper du pied et de s’enfuir vers le parc, en renversant au passage le vase sur la table et en claquant la porte si violemment que l’enduit du plafond s’effriterait.

— Elle s’est pas mal développée. (Yennefer n’avait toujours pas détaché son regard de la fillette.) A-t-elle souffert de maladies infectieuses au cours de son enfance ? Ah ! J’oubliais… Cela non plus, tu n’as pas dû le lui demander. Elle n’a pas été malade chez toi ?

— Non.

— Pas de migraine ? Pas d’évanouissement ? Est-elle encline aux refroidissements ? A-t-elle des règles douloureuses ?

— Non. Elle a juste ces rêves.

— Je sais. (Yennefer rejeta ses cheveux en arrière.) Il me l’a écrit. D’après sa lettre, ils n’ont fait aucune… expérimentation sur elle à Kaer Morhen. Je voudrais croire que c’est la vérité.

— C’est la vérité. Ils ne lui ont donné que des stimulants naturels.

— Les stimulants ne sont jamais naturels, jamais ! rétorqua la magicienne en élevant la voix. Ce sont peut-être justement ces stimulants qui ont intensifié ses symptômes… Par la malepeste ! Je ne le croyais pas aussi irresponsable !

— Calme-toi. (Nenneke lui jeta un regard froid dont avait soudain presque disparu toute trace de respect.) Je t’ai dit que c’étaient des substances naturelles totalement inoffensives. Excuse-moi, très chère, mais dans ce domaine je m’y connais plus que toi. Je sais que tu as beaucoup de mal à te soumettre à quelque autorité que ce soit, mais, dans ce cas précis, je suis obligée de te l’imposer. Ne parlons plus de ça.

— Comme tu voudras. (Yennefer pinça les lèvres.) Allons, suis-moi, fillette. Nous n’avons pas beaucoup de temps, ce serait un péché de le perdre.

Ciri eut du mal à empêcher ses mains de trembler ; elle avala sa salive et lança un regard interrogateur à Nenneke. Le visage de la grande prêtresse était grave et semblait inquiet ; le sourire qu’elle afficha en réponse à la question muette de la fillette manquait terriblement de sincérité.

— Tu vas suivre dame Yennefer à présent, dit-elle. C’est elle qui sera ta tutrice pendant un certain temps.

Ciri baissa la tête et serra les dents.

— Tu dois sans doute être surprise qu’une maîtresse de la magie vienne soudain te prendre sous son aile, poursuivit Nenneke. Mais tu es une fille intelligente, Ciri. Tu dois te douter de la raison de ce choix. Tu as hérité de tes ancêtres certaines… propriétés. Tu sais de quoi je veux parler. Auparavant, tu venais me voir après tes cauchemars, après ces alertes nocturnes au dortoir. Je n’étais pas capable de t’aider. Mais dame Yennefer…

— Dame Yennefer, coupa la magicienne, fera tout ce qu’il faut. Nous y allons, fillette.

— Va. (Nenneke hocha la tête en tentant en vain de donner à son sourire un semblant de naturel.) Va, mon enfant. Souviens-toi qu’avoir pour tutrice quelqu’un comme dame Yennefer est un grand privilège. Ne fais honte ni au temple ni à nous, tes professeurs. Et sois obéissante.

Je vais m’enfuir cette nuit, décida Ciri. Je vais retourner à Kaer Morhen. Je volerai un cheval dans l’écurie et elles ne me reverront plus !

— C’est ça ! fit la magicienne à voix basse.

— Pardon ? (La prêtresse releva la tête.) Tu as dit quelque chose ?

— Non, rien, répondit Yennefer dans un sourire. Tu as simplement cru entendre quelque chose. Ou peut-être est-ce moi ? Jette un œil à ta protégée, Nenneke. Elle sort ses griffes comme une chatte. Elle a des éclairs dans les yeux, est prête à bondir, et, si elle pouvait filer doux, elle le ferait. Une vraie sorceleuse ! Il faudra bien la prendre au collet et lui limer ses petites griffes.

— Un peu de compréhension. (Les traits de la grande prêtresse se durcirent ostensiblement.) Je t’en prie, fais preuve de bonté et d’indulgence. Elle n’est vraiment pas celle que tu crois.

— Que veux-tu dire par là ?

— Elle n’est pas ta rivale, Yennefer.

La magicienne et la prêtresse se toisèrent l’espace d’un instant ; Ciri sentit l’air vibrer et une tension étrange et terrible grandir entre elles. Cela dura une fraction de seconde, puis la tension disparut et Yennefer éclata d’un rire franc et sonore.

— J’avais oublié, rétorqua la magicienne. Tu es toujours de son côté, n’est-ce pas, Nenneke ? Tu es toujours pleine d’égards pour lui. Telle la mère qu’il n’a jamais eue.

— Et toi, tu es toujours contre lui, répliqua la prêtresse dans un sourire. Comme d’habitude, il suscite en toi un sentiment très fort. Et tu t’interdis de toutes tes forces d’appeler ce sentiment par son vrai nom.

Ciri sentit la rage se remettre à grandir quelque part dans le bas de son ventre, la contrariété lui battre dans les tempes et la révolte la gagner. Elle se rappelait le nombre de fois où elle avait entendu ce prénom, et dans quelles circonstances. Yennefer. Un prénom qui éveillait son inquiétude et qui était le symbole d’un secret menaçant. Elle devinait quel pouvait être ce secret…

Elles parlent devant moi ouvertement, sans aucune gêne, se dit-elle alors qu’elle sentait de nouveau ses mains trembler de colère. Elles ne se préoccupent absolument pas de moi. Comme si j’étais une enfant. Elles parlent de Geralt devant moi, en ma présence, alors quelles n’en ont pas le droit, parce que je… je suis…

Qui suis-je donc ?

— En ce qui te concerne, Nenneke, répondit la magicienne, tu t’amuses comme toujours à analyser les sentiments des autres, qui plus est à les interpréter à ta façon !

— Et je fourre mon nez dans les affaires des autres, c’est ce que tu insinues ?

— Je ne voulais pas dire ça. (Yennefer secoua ses boucles noires qui s’enroulèrent comme des serpents.) Merci de l’avoir fait pour moi. À présent, changeons de sujet de discussion, je te prie. Car celui dont nous débattons est particulièrement stupide. C’en est même honteux devant notre jeune adepte. Quant à la compréhension que tu me demandais d’avoir… Je lui en témoignerai. Pour ce qui est d’avoir du cœur, je peux rencontrer quelque difficulté dans ce domaine, puisqu’il est communément admis que je ne possède pas un tel organe. Mais nous nous arrangerons. Pas vrai, Surprise ?

Yennefer sourit à Ciri, et la fillette, malgré elle, et en dépit de la colère et de l’énervement qui l’habitaient, dut lui rendre son sourire. Parce qu’il était doux, bienveillant, sincère. Et très beau.

 

 

* * *

 

 

 

Ciri écouta le discours de Yennefer jusqu’au bout. Elle lui tournait le dos avec ostentation, feignant de concentrer toute son attention sur le bourdon qui volait bruyamment autour de l’une des mauves qui poussaient au pied du temple.

— Personne ne m’a demandé mon avis, grogna-t-elle.

— AÀquel sujet ?

Ciri virevolta et donna un coup de poing rageur dans la mauve où s’était posé le bourdon. Celui-ci s’envola dans un vrombissement menaçant.

— Personne ne m’a demandé si je souhaitais t’avoir pour professeur !

Yennefer plaça ses poings sur ses hanches, des éclairs jaillirent de ses yeux.

— Quelle coïncidence ! persifla-t-elle. Figure-toi que l’on ne m’a pas non plus demandé si j’avais envie de t’instruire. L’envie n’a d’ailleurs rien à voir dans cette affaire. Je ne prends pas n’importe qui en apprentissage et, toi, malgré les apparences, il se pourrait bien que tu n’aies rien d’extraordinaire. On m’a demandé de vérifier ce qui t’arrivait. D’examiner ce que tu avais en toi et quelle menace cela pouvait représenter pour toi. Et j’ai donné mon accord, non sans réserve.

— Mais, moi, je n’ai toujours pas donné le mien !

La magicienne leva le bras et agita la main. Ciri sentit une pulsation dans ses tempes ; elle entendit un bruit dans ses oreilles, semblable à celui qui se produisait lorsqu’elle avalait sa salive, mais en plus intense. Elle fut gagnée par un engourdissement, une fatigue extrême, une faiblesse qui lui raidissait la nuque et lui amollissait les genoux.

Yennefer baissa le bras et ces sensations disparurent aussitôt.

— Écoute-moi bien attentivement, Surprise, dit-elle. Je peux sans peine t’ensorceler, t’hypnotiser ou te faire entrer en transe. Je peux te paralyser, te forcer à boire un élixir, te déshabiller complètement, t’allonger sur une table et t’examiner pendant des heures, en faisant une pause pour les repas, alors que toi, tu seras allongée, en train de regarder le plafond, incapable de bouger ne serait-ce que tes globes oculaires. C’est ce que je ferais avec le premier marmot venu. Si je ne veux pas te traiter ainsi, c’est parce qu’on voit au premier coup d’œil que tu es une fille intelligente, fière et qui a du caractère. Je ne veux faire honte ni à toi ni à moi. Pas devant Geralt. Parce que c’est lui qui m’a demandé d’examiner tes aptitudes. De t’aider à les contrôler.

— C’est ce qu’il t’a demandé, à toi ? Pourquoi il ne m’a rien dit ! Il ne m’a absolument pas consultée…

— Tu t’obstines avec ça, l’interrompit la magicienne. Personne ne t’a demandé ton avis, personne n’a pris la peine de vérifier ce que tu voulais ou ne voulais pas faire… Aurais-tu agi de sorte que l’on te considère comme une gamine mutine et têtue, à qui il ne valait pas la peine de poser ce genre de questions ? Mais moi, je vais prendre ce risque, je poserai la question que personne n’a voulu te poser : veux-tu te soumettre aux tests ?

— Mais que va-t-il se passer ? Quels sont ces tests ? Et pourquoi…

— Je te l’ai déjà expliqué. Si tu n’as pas compris, alors tant pis. Je n’ai pas l’intention d’aiguiser ta perception ni de développer ton intelligence. Je peux tester aussi bien une jeune fille intelligente qu’une idiote.

— Je ne suis pas idiote ! Et j’ai tout compris !

— Tant mieux.

— Mais, je ne suis pas faite pour être magicienne ! Je n’ai aucun talent pour ça ! Je ne serai jamais une magicienne et je ne veux pas le devenir ! Je suis destinée à Geral… à être une sorceleuse ! Je ne suis que de passage ici ! Je vais bientôt rentrer à Kaer Morhen…

— Tu regardes mon décolleté avec insistance, fit froidement Yennefer en fronçant légèrement les sourcils. Vois-tu là quelque chose d’anormal ou serait-ce simplement de la jalousie ?

— Cette étoile…, murmura Ciri. En quoi est-elle faite ? Ces pierres bougent et scintillent étrangement…

— Elles battent, sourit la magicienne. Ce sont des diamants actifs incrustés dans de l’obsidienne. Tu veux les voir de près ? Les toucher ?

— Oui… Non ! (Ciri fit un pas en arrière en secouant la tête de colère ; elle voulait chasser le subtil parfum de lilas et de groseille à maquereau que dégageait Yennefer.) Non, je ne veux pas ! À quoi bon ? Ça ne m’intéresse pas… Pas du tout ! Je suis une sorceleuse, je n’ai aucun talent pour la magie ! Je ne suis pas faite pour être une magicienne, c’est pourtant clair ! Parce que je suis… Et d’ailleurs…

La magicienne s’assit sur le banc de pierre adossé au mur du temple et se mit à contempler ses ongles.

— … Et d’ailleurs, je dois y réfléchir, conclut Ciri.

— Viens par là. Assieds-toi près de moi.

La fillette s’exécuta.

— Il me faut du temps pour réfléchir, dit-elle, incertaine.

— Tu as raison. (Yennefer opina du chef, le regard toujours fixé sur ses ongles.) C’est une décision importante. Qui demande réflexion.

Elles gardèrent le silence durant un moment. Les adeptes qui se promenaient dans le parc leur jetaient des regards curieux ; elles chuchotaient entre elles et étouffaient des rires.

— Alors ?

— Quoi, alors ?

— Tu as réfléchi ?

Ciri se leva d’un bond, s’ébroua et tapa du pied.

— Je… je…, haletait-elle de rage, ne pouvant reprendre sa respiration. Tu te moques de moi ? J’ai besoin de temps ! De beaucoup plus de temps ! Toute une journée… et toute une nuit !

Yennefer plongea ses yeux violets dans ceux de Ciri ; la fillette se courba sous le poids de ce regard.

— D’après le dicton, la nuit porte conseil, fit lentement la magicienne. Mais dans ton cas, Surprise, la nuit ne peut t’apporter qu’un nouveau cauchemar. Tu te réveilleras encore au milieu de tes cris, envahie par la douleur et couverte de sueur. Tu auras de nouveau peur, peur de ce que tu auras vu, peur de ce dont tu ne parviendras pas à te souvenir. Et il n’y aura plus de rêve cette nuit-là. Seul restera l’effroi. Jusqu’à l’aube.

La fillette frémit, puis baissa la tête.

— Surprise (la voix de Yennefer avait radicalement changé), fais-moi confiance.

L’épaule de la magicienne était chaude. Le velours noir de sa robe ne demandait qu’à être touché. Son parfum de lilas et de groseille à maquereau était délicieusement entêtant. Son étreinte était rassurante et lénifiante, elle avait le pouvoir de détendre, d’apaiser les tensions, de calmer la colère et la révolte.

— Tu te soumettras aux tests, Surprise.

— Oui, je m’y soumettrai, répondit Ciri, avant de comprendre aussitôt qu’elle n’était pas obligée de répondre. Parce que ce n’était pas une question.

 

 

* * *

 

 

 

— Je ne comprends vraiment rien à rien, dit Ciri. D’abord, tu dis que j’ai des dons parce que je fais ces rêves… Mais tu veux quand même me faire passer des tests et vérifier… Qu’en est-il, à la fin ? J’ai des aptitudes ou pas ?

— Ce sont les tests qui répondront à cette question.

— Les tests, les tests, répondit Ciri en faisant une grimace. Je te dis que je n’ai aucun don. Si j’en avais, je le saurais, non ? Mais si… si, par le plus grand des hasards, j’en avais un, que se passerait-il ?

— Il y a deux possibilités, l’informa la magicienne sur un ton détaché alors qu’elle ouvrait la fenêtre. Soit il faudra annihiler ce don soit il faudra t’apprendre à le maîtriser. Si tu possèdes un don et que tu es d’accord, j’essaierai de t’inculquer quelques notions élémentaires de magie.

— Qu’est-ce que ça veut dire, des notions « élémentaires » ?

— Ce sont des notions de base.

Elles étaient seules, dans une grande pièce attenante à la bibliothèque qui était située dans une aile latérale et inoccupée du bâtiment, et que Nenneke avait mise à la disposition de la magicienne. Ciri savait que cette chambre était réservée aux invités. Elle savait que Geralt y séjournait chaque fois qu’il venait au temple.

— Tu vas vouloir m’apprendre la magie ? (La fillette s’assit sur le lit et passa sa main sur le damas de la couette.) Et m’emmener loin d’ici, c’est ça ? Je n’irai nulle part avec toi !

— Je partirai donc seule, répondit froidement la magicienne alors qu’elle défaisait les sangles de ses sacoches. Et je t’assure que cela ne fera aucune différence pour moi. Je t’ai pourtant dit que je ne t’éduquerais que si tu étais d’accord. Par ailleurs, je peux le faire ici, sur place.

— Combien de temps vas-tu m’édu… m’apprendre la magie ?

— Aussi longtemps que tu le voudras. (La magicienne se pencha, ouvrit une petite commode et en sortit un vieux sac de cuir, un ceinturon, une paire de chaussures fourrées et une petite bonbonne en grès recouverte d’osier. Ciri entendit la magicienne étouffer un juron tout en affichant un sourire, puis la vit ranger ses trouvailles à leur ancienne place, dans la commode. La fillette devina à qui appartenaient ces affaires. Qui les y avait laissées.)

— Comment ça, aussi longtemps que je le voudrais ? demanda Ciri. Si cet apprentissage m’ennuie ou ne me plaît pas…

— Nous y mettrons un terme. Il suffira que tu me le dises. Ou que tu me le prouves.

— Que je te le prouve ? Comment ?

— Si nous décidons de commencer l’apprentissage, j’exigerai de toi une obéissance absolue. Je répète : absolue. Si mon enseignement t’ennuie, tu n’auras qu’à me désobéir une fois et ton apprentissage prendra fin aussitôt. C’est bien clair ?

Ciri acquiesça d’un signe de tête et regarda furtivement la magicienne de ses grands yeux verts.

— Par ailleurs, poursuivit Yennefer alors qu’elle déballait ses sacoches, j’exigerai de toi une sincérité absolue. Tu n’auras pas le droit de me cacher quoi que ce soit. Si donc tu sens que tu en as assez, il te suffira de te mettre à me mentir, à faire semblant ou à te refermer sur toi-même. Si je te pose une question et que tu n’y réponds pas sincèrement, cela signifiera également la fin immédiate de ton apprentissage. Tu m’as bien comprise ?

— Oui, marmonna Ciri. Et est-ce que cette… sincérité… Est-ce que ça marche dans les deux sens ? Est-ce que je vais pouvoir… te poser des questions ?

Yennefer se tourna vers elle et ses lèvres se tordirent étrangement.

— Bien entendu, répondit-elle après un instant. Cela va de soi. C’est sur ce principe que reposeront l’enseignement et l’éducation que j’ai l’intention de te prodiguer. La sincérité va de pair avec la réciprocité. Tu pourras donc me poser des questions. À tout moment. Et moi, j’y répondrai. En toute franchise.

— À toutes mes questions ?

— À toutes tes questions.

— À partir de maintenant ?

— Oui. A partir de maintenant.

— Qu’y a-t-il entre Geralt et toi, dame Yennefer ?

Ciri faillit défaillir, effrayée par sa propre audace, et glacée par le silence qui venait tout à coup de s’abattre sur la pièce.

La magicienne s’approcha d’elle à pas lents, posa ses mains sur les épaules de la fillette et la regarda dans les yeux, de très près, intensément.

— De la mélancolie, répondit-elle sur un ton grave. Des regrets. De l’espoir. Et de la peur. Oui, je crois n’avoir rien oublié. Bon, à présent, nous pouvons passer aux tests, petite vipère aux yeux verts. Nous allons vérifier si tu as des aptitudes. Quoique, après ta question, je serais fortement étonnée que tu n’en aies pas. Allons-y, mon laideron.

Ciri se rembrunit.

— Pourquoi m’appelles-tu comme ça ?

Yennefer sourit du coin des lèvres.

— Je t’ai promis d’être sincère.

 

 

* * *

 

 

 

Ciri se redressa ; elle était énervée et se tortillait d’impatience sur sa chaise devenue douloureusement dure pour ses fesses – cela faisait plusieurs heures d’affilée qu’elle était assise dessus.

— Ça ne donnera rien ! grommela-t-elle en essuyant sur la table ses doigts salis par le fusain. Je n’arrive absolument à rien ! Je ne suis pas faite pour être une magicienne ! Je le savais depuis le début, mais tu n’as pas voulu m’écouter !

Yennefer haussa les sourcils.

— Tu dis que je n’ai pas voulu t’écouter, c’est bien ça ? C’est intéressant. D’ordinaire, je suis attentive à chaque phrase énoncée en ma présence et je la mémorise. À condition que, dans cette phrase, il y ait au moins une once de bon sens.

— Tu te moques toujours de moi. (Ciri grinçait des dents.) Alors que moi, je voulais juste te dire… Je voulais te parler de ces aptitudes. Parce que tu vois, à Kaer Morhen, dans les montagnes… je ne savais faire aucun Signe de sorceleur. Aucun !

— Je le sais.

— Vraiment ?

— Oui. Mais ça ne veut rien dire.

— Ah bon ? Mais… ce n’est pas tout !

— Je suis tout ouïe.

— Je ne suis pas faite pour ça. Tu ne le comprends donc pas ? Je suis… trop jeune.

— J’étais plus jeune que toi, lorsque j’ai commencé mon apprentissage.

— Mais je suis sûre que tu n’étais pas…

— Où veux-tu en venir, ma fille ? Cesse de bégayer, et fais-moi au moins une phrase complète, je te prie.

— C’est parce que… (Ciri baissa la tête, et rougit.) Parce que Iola, Myrrha, Eurneid et Katje, quand nous étions en train de déjeuner, elles se moquaient de moi, elles disaient que la magie n’avait aucune emprise sur moi, et que moi je ne pourrai pas en faire parce que… parce que je suis… vierge, c’est-à-dire…

— Figure-toi que je sais ce que ça veut dire, l’interrompit la magicienne. Sans doute prendras-tu cela de nouveau comme une méchanceté de ma part, mais j’ai le regret de te dire que tu racontes des sornettes. Reprenons le test.

— Je suis vierge ! répéta Ciri avec insistance. À quoi bon faire ces tests ? Une vierge ne peut pas faire de la magie !

— Je ne vois pas d’autre issue alors. (Yennefer se renversa sur le dossier de sa chaise.) Va et perds ta virginité, si elle te dérange tant. J’attendrai. Mais fais vite si tu peux.

— Tu te moques de moi ?

— Ah, tu l’as remarqué ? (La magicienne afficha un léger sourire.) Je te félicite. Tu as réussi le premier test de perspicacité. À présent, passons au vrai test. Concentre-toi, s’il te plaît. Regarde : il y a quatre jeunes pins sur ce dessin. Chaque pin a un nombre de branches différent. Dessines-en un cinquième, qui devrait selon toi se trouver à l’emplacement vide.

— Les jeunes pins, c’est bête, déclara Ciri en tirant la langue et en dessinant au fusain un petit arbre légèrement tordu. Et ennuyeux ! Je ne vois pas ce que les pins ont à voir avec la magie ! Hein ? Dame Yennefer ! Tu as promis de répondre à toutes mes questions !

— Malheureusement, soupira la magicienne alors qu’elle prenait la feuille de papier et qu’elle examinait le dessin de Ciri, je crois bien que je vais regretter d’avoir fait cette promesse. Qu’est-ce que les pins ont à voir avec la magie ? Rien. Mais ton dessin est correct et tu l’as fait dans les temps. Vraiment, pour une vierge, c’est très bien.

— Rirais-tu de moi, par hasard ?

— Non. Je ne ris que rarement. Il me faut vraiment une bonne raison pour rire. Concentre-toi sur cette nouvelle feuille de papier, Surprise. Des rangées d’étoiles, de cercles, de croix et de triangles y sont dessinées. Dans chaque rangée, il y a un nombre différent d’éléments. Réfléchis et réponds à la question suivante : combien d’étoiles devrait-il y avoir dans la dernière rangée ?

— Les étoiles, c’est bête !

— Combien, fillette ?

— Trois !

Yennefer se plongea dans un long silence, le regard fixé sur un détail précis des portes sculptées de l’armoire. Le petit sourire méchant dessiné sur les lèvres de Ciri commença à se dissiper jusqu’à ce qu’il disparaisse totalement, sans laisser de trace.

— Tu étais sans doute curieuse de savoir ce qui allait se passer si tu me donnais une réponse bête et irréfléchie, articula la magicienne très lentement, alors qu’elle contemplait toujours l’armoire. Tu pensais peut-être que je n’allais pas le remarquer, persuadée que tu es que tes réponses ne m’intéressent guère ? Tu avais tort. Tu pensais peut-être que j’allais en conclure que tu n’étais pas intelligente ? Là encore, tu avais tort. Et si tu en avais assez d’être testée et que, pour changer, tu voulais me tester moi… Alors tu as sans doute réussi ! Quoi qu’il en soit, ce test est terminé. Rends-moi la feuille.

— Pardon, dame Yennefer. (La fillette baissa la tête.) Là, il ne devrait en effet y avoir… qu’une seule étoile. Je suis vraiment désolée… Je t’en prie, ne sois pas fâchée contre moi.

— Regarde-moi, Ciri.

Interloquée, la fillette leva les yeux. Pour la première fois, la magicienne s’était adressée à elle par son prénom.

— Ciri, reprit Yennefer, sache que, contrairement aux apparences, je me fâche aussi rarement que je ris. Tu ne m’as pas mise en colère. Tes excuses m’ont prouvé que je ne m’étais pas trompée sur ton compte. Maintenant, prends la feuille suivante. Comme tu peux le voir, il y a cinq maisons. Dessines-en une sixième…

— Encore ? Vraiment je ne comprends pas pourquoi…

— … une sixième (la voix de la magicienne avait changé dangereusement tandis que ses yeux s’étaient embrasés de deux flammes violettes) ici, à l’emplacement vide. Ne me fais pas répéter, je te prie.

 

 

* * *

 

 

 

Après les pommes, les pins, les étoiles, les poissons et les maisons, ce fut au tour des labyrinthes dont il fallait très rapidement trouver la sortie, des lignes sinusoïdales, des taches d’encre qui ressemblaient à des cafards écrasés, d’autres dessins étranges et des mosaïques qui faisaient loucher et tourner la tête. Ensuite il y eut aussi une boule scintillante suspendue à un fil qu’il fallait longuement fixer. Cette observation était ennuyeuse comme la pluie, et Ciri s’assoupissait régulièrement. Étrangement, Yennefer ne s’en souciait guère alors que, quelques jours plus tôt, elle avait sévèrement réprimandé la fillette pour avoir failli s’endormir en examinant l’une des taches en forme de cafard.

À force de réfléchir sur ces tests, Ciri avait mal à la nuque et au dos, et ses douleurs s’accentuaient de jour en jour. La fillette aspirait au mouvement et au grand air ; aussi, dans le cadre de son devoir de sincérité, en informa-t-elle aussitôt Yennefer. La magicienne le prit si bien qu’on aurait pu croire qu’elle attendait cela depuis longtemps.

Elles passèrent les deux jours suivants à courir dans le parc, à sauter par-dessus des fossés et des clôtures, sous l’œil amusé ou plein de compassion des prêtresses et des adeptes. Elles faisaient de la gymnastique, exerçaient leur sens de l’équilibre en marchant sur le faîte du muret qui entourait le verger et le corps de ferme. À la différence des entraînements à Kaer Morhen, la pratique sportive avec Yennefer était toujours accompagnée de leçons théoriques. La magicienne apprenait à Ciri à respirer en contrôlant les mouvements de sa poitrine et de son diaphragme d’une forte pression de la main. Elle lui expliquait les principes du mouvement, l’action des muscles et des os, elle lui montrait comment se reposer, se détendre et se relaxer.

Au cours de l’une de ces séances de relaxation, Ciri, allongée sur l’herbe et le regard perdu dans le ciel, posa une question qui l’obsédait depuis un moment.

— Dame Yennefer ? Quand finirons-nous enfin ces tests ?

— Ils t ennuient à ce point ?

— Non… Mais j’aimerais bien savoir si je suis faite pour être une magicienne.

— Tu l’es.

— Tu le sais déjà ?

— Je l’ai su dès le début. Rares sont les personnes capables de percevoir l’activité de mon étoile. Vraiment rares. Toi, tu l’as tout de suite remarquée.

— Mais les tests ?

— Ils sont terminés. Je sais à présent tout ce que je voulais savoir sur toi.

— Mais certaines épreuves… je ne les ai pas vraiment réussies. Tu as dit toi-même que… Vraiment, tu es sûre ? Tu ne te trompes pas ? Tu es certaine que j’ai des dons pour la magie ?

— Absolument.

— Mais…

— Ciri (la magicienne donnait l’impression d’être à la fois amusée et agacée), depuis que nous nous sommes allongées sur cette prairie, je te parle sans utiliser ma voix. C’est ce qui s’appelle la télépathie, souviens-t’en. Et comme tu peux le constater, cela ne nous empêche absolument pas de discuter.

 

 

* * *

 

 

 

— Pour certains, la magie est l’incarnation du Chaos. (Yennefer, le regard perdu dans le ciel, quelque part au-dessus des collines, posa ses mains sur le pommeau de sa selle.) Elle est la clé permettant d’ouvrir la porte interdite. Celle derrière laquelle se cachent le cauchemar, l’effroi et une cruauté inimaginable dont veulent s’emparer des forces ennemies, destructrices, les forces du Mal pur, capables d’anéantir non seulement celui qui aura ouvert cette porte, mais aussi le monde entier. Or nombreux sont ceux qui désirent ouvrir cette porte et, un jour, quelqu’un commettra une erreur ; alors, la destruction du monde sera inéluctable et irréversible. Ainsi la magie est-elle à la fois la vengeance et l’arme du Chaos. Le fait que les gens aient appris à s’en servir, après la Conjonction des sphères, est une malédiction qui causera la perte du monde. La destruction de tout être vivant. C’est ainsi, Ciri. Ceux qui considèrent la magie comme étant le Chaos n’ont pas tort.

Talonné par sa cavalière, l’étalon moreau de la magicienne s’ébroua longuement avant de se mettre en marche au pas à travers la lande. Ciri pressa son cheval à la suite de Yennefer et arriva à sa hauteur. Les bruyères atteignaient les étriers.

— Pour d’autres, la magie est un art, reprit Yennefer après un moment. Un art grandiose, élitiste, capable de créer des choses belles et rares. La magie est un talent que possèdent de rares élus. Les autres, ceux qui n’ont pas ce talent, peuvent uniquement regarder avec admiration et envie le résultat du travail des artistes, et apprécier les œuvres ainsi créées, avec le sentiment que sans elles le monde serait plus pauvre. Le fait que certains élus aient découvert ce talent et cette magie en eux, le fait qu’ils aient retrouvé en eux cet Art, après la Conjonction des sphères, est une bénédiction pour la beauté de ce monde. C’est bien ainsi. Ceux qui considèrent la magie comme un art ont également raison.

Sur la colline arrondie et nue qui saillait de la lande telle l’échine d’un carnassier à l’affût, gisait un énorme bloc de pierre soutenu par quelques rochers de taille inférieure. La magicienne dirigea son cheval vers lui sans interrompre son cours.

— D’autres encore considèrent la magie comme une science. Pour la maîtriser, seuls ne suffisent pas le talent et les aptitudes innées. Des années d’études poussées et de travail acharné sont indispensables, tout comme sont nécessaires la persévérance et la discipline intérieure. La magie ainsi acquise est un savoir, une connaissance dont les frontières sont sans cesse élargies grâce à des esprits éclairés et vifs, à l’expérience, à l’expérimentation et à la pratique. La magie ainsi acquise, c’est le progrès. La charrue, le cousoir, le moulin à eau, le bas-foyer, la grue et le moufle. C’est aussi l’évolution, le changement. C’est un mouvement constant. Vers le haut. Vers le mieux. Vers les étoiles. Le fait que nous ayons découvert la magie après la Conjonction des sphères nous permettra un jour d’atteindre les étoiles… Descends de ton cheval, Ciri.

Yennefer s’approcha du monolithe, posa une main sur la surface rugueuse de la pierre et en chassa délicatement la poussière et les feuilles mortes.

— Ceux qui considèrent la magie comme une science, reprit-elle, ont également raison. Souviens-t’en, Ciri. Et maintenant, approche, viens me voir.

La fillette avala sa salive et s’approcha de la magicienne. Yennefer lui passa un bras autour des épaules.

— Souviens-toi, répéta-t-elle. La magie, c’est le Chaos, l’Art et la Science. C’est une malédiction, une bénédiction et un progrès. Tout dépend de celui qui l’utilise, de la manière dont il le fait et dans quel but. Quant à la magie, elle est partout. Tout autour de nous. Elle est facilement accessible. Il suffit d’étendre la main. Regarde. J’étends ma main…

Le cromlech vibra sensiblement. Ciri entendit un bruit sourd et lointain, un grondement qui provenait du ventre de la terre. Les bruyères ondulèrent soudain, aplaties par le souffle du vent qui s’était abattu sur la colline. Le ciel s’assombrit d’un seul coup, masqué par des nuages qui défilaient à une vitesse vertigineuse. La fillette sentit des gouttes de pluie sur son visage. Elle cilla des yeux face à la gerbe d’éclairs qui avait subitement embrasé l’horizon. Instinctivement, elle se blottit contre la magicienne, contre ses cheveux noirs qui fleuraient le lilas et la groseille à maquereau.

— La terre sur laquelle nous marchons. Le feu qui ne meurt pas en elle. L’eau dont est issue toute vie et sans laquelle la vie est impossible. L’air que nous respirons. Il suffit d’étendre la main pour maîtriser ces éléments, les forcer à se soumettre. La magie est partout. Elle est dans l’air, l’eau, la terre et le feu. Et elle est derrière la porte que la Conjonction des sphères a fermée devant nous. De là-bas, de derrière cette porte close, la magie nous tend parfois la main. Elle vient nous chercher. Tu le sais, n’est-ce pas ? Tu as déjà senti la main de la magie sur toi, celle qui provenait de la porte close. Ce contact t’a remplie d’effroi. Il remplit tout le monde d’effroi. Parce qu’en chacun de nous, il y a le Chaos et l’Ordre, le Bien et le Mal. Mais il est possible de les contrôler, et c’est ce qu’il faut faire. Il faut apprendre à le faire. Et c’est précisément ce que tu vas apprendre, Ciri. C’est pour cela que je t’ai amenée jusqu’ ici, jusqu’à cette pierre qui se tient depuis des temps immémoriaux à l’intersection des veines palpitantes de la force. Touche-la.

Le bloc de pierre frémissait et vibrait, et, avec lui, la colline entière.

— La magie te tend la main, Ciri. Elle vient te chercher, toi, la fille étrange, la Surprise, l’enfant de Sang ancien, le sang des elfes. Toi, qui es prise en tenaille entre le Mouvement et le Changement, la Destruction et la Renaissance. Qui est destinée tout en étant la Destinée. La magie te tend la main de derrière la porte close, elle vient te chercher, toi, le petit grain de sable dans l’engrenage de l’Horloge du Destin. Le Chaos tend vers toi ses griffes, lui qui ignore toujours si tu seras son instrument ou un obstacle à la réalisation de ses plans. Ce que le Chaos te montre dans tes rêves, c’est justement cette incertitude. Le Chaos te craint, enfant du destin. Et il veut faire en sorte que toi aussi, tu aies peur.

Un éclair troua les ténèbres, un long grondement de tonnerre se fit entendre. Ciri tremblait de froid et de terreur.

— Le Chaos ne peut pas te révéler qui il est en réalité. Alors il te montre l’avenir, il te dévoile ce qui va se passer. Il veut faire en sorte que tu craignes les jours prochains, que la peur de ce qui surviendra à tes proches et à toi-même te gouverne et s’empare de toi tout entière. C’est pourquoi le Chaos t’envoie ces rêves. À présent, tu vas me montrer ce que tu vois dans ces rêves. Et tu auras peur. Ensuite, tu oublieras et tu maîtriseras ta peur. Regarde mon étoile, Ciri. Ne détache pas tes yeux d’elle !

Un éclair jaillit. Le tonnerre gronda.

— Parle ! Je te l’ordonne !

Du sang. Les lèvres de Yennefer, fendues et contusionnées, remuent sans voix, le sang coule de sa bouche. Des rochers blancs et scintillants défilent à toute allure. Un cheval hennit. Un saut. Le vide, l’abîme. Un cri. Un vol, un vol sans fin. L’abîme…

Au fond de cet abîme, de la fumée. Un escalier qui descend vers les profondeurs.

— Va’esse deireádh aep eigean… Quelque chose prend fin… Mais quoi ?

» Elaine blath, Feainnewedd… L’enfant de Sang ancien ?

La voix de Yennefer semble provenir de loin, elle est sourde, elle résonne en écho entre les murs de pierre suintants d’humidité. Elaine blath…

— Parle !

Ses yeux violets brillent, ils brûlent au milieu de son visage amaigri, crispé et assombri par le supplice, que couvre une cascade de cheveux noirs, sales et emmêlés. Les ténèbres. L’humidité. La puanteur. Le froid glacial des murs de pierre. Le froid du fer aux poignets et aux chevilles…

L’abîme. La fumée. L’escalier qui mène aux profondeurs. Celui par lequel il faut descendre. Il le faut, car… quelque chose prend fin. Voilà venir Tedd Deireádh, le Temps de la Fin et de la Terrible Tourmente. Le Temps du Froid blanc et de la Lumière blanche…

« Le Lionceau doit mourir ! C’est une raison d’État ! »

— Allons-y, dit Geralt. En bas, par l’escalier. Il le faut. Il n’y a pas d’autre issue. Il n’y a que cet escalier. Descends !

Les lèvres du sorceleur ne bougent pas. Elles sont bleues. Du sang, partout du sang… L’escalier en est couvert… Il ne faut surtout pas glisser… Car un sorceleur ne trébuche qu’une fois… L’éclair d’une lame. Un cri. La mort.

— En bas. Par l’escalier.

La fumée. Le feu. Le galop effréné, le grondement des sabots. Le feu tout autour.

— Accroche-toi, Lionceau de Cintra ! Accroche-toi !

Le cheval noir hennit, il se cabre.

— Accroche-toi !

Le cheval noir trépigne. Un regard impitoyable et brûlant traverse le ventail d’un heaume orné des ailes d’un rapace.

Une large épée reflétant l’éclat du brasier s’abat dans un sifflement.

— Esquive, Ciri ! Fais une feinte ! Une pirouette, une parade ! Vas-y, esquive ! Trop leeeeent !!!

L’éclair du coup porté aveugle la fillette, il ébranle tout son corps. La douleur la paralyse un moment, la laissant hébétée, insensible, puis elle explose soudain avec une violence terrible, elle enfonce ses horribles crocs acérés dans la joue de la fillette, la tiraille, la traverse de part en part, irradie dans son cou, sa nuque, sa poitrine, ses poumons…

— Ciri !

La fillette sentit dans son dos et sur sa nuque le froid de la pierre rugueuse et désagréablement inerte. Elle ne se souvenait pas de s’être assise. Yennefer était agenouillée à côté d’elle. D’un geste délicat mais sûr, elle lui décrispait les doigts et retirait sa main de sa joue. Sa joue qui battait, palpitait de douleur.

— Maman…, gémit Ciri. Maman… J’ai mal ! Maman…

La magicienne lui toucha le visage. Sa main était glaciale. La douleur disparut immédiatement.

— J’ai vu…, souffla la fillette alors qu’elle fermait les yeux. Ce qu’il y avait dans mes rêves… Le chevalier noir… Geralt… Et puis… Et puis toi… Je t’ai vue, dame Yennefer !

— Je sais.

— Je t’ai vue… Je t’ai vue quand tu…

— Tu ne le verras plus jamais. Tu ne feras plus jamais ce rêve. Je te donnerai la force de repousser tous ces cauchemars. C’est pour cela que je t’ai amenée jusqu’ici, Ciri, pour te montrer cette force. À partir de demain, je te la transmettrai.

 

 

* * *

 

 

 

Ce fut le début d’une période de labeur difficile, d’étude intense et de travail harassant. Yennefer était ferme, exigeante, souvent sévère et parfois même despotique. Mais jamais ennuyeuse. Autrefois, Ciri avait du mal à maintenir ses paupières ouvertes à la petite école du temple, et il lui était déjà arrivé de sommeiller durant les cours, endormie par les voix douces et monotones de Nenneke, de Iola la Première, d’Herbière ou des autres prêtresses enseignantes. Avec Yennefer, c’était impossible. Non seulement grâce au timbre de la voix de la magicienne, qui employait des phrases courtes et bien accentuées. Mais surtout grâce à la matière enseignée. La magie. Un domaine fascinant, excitant et captivant.

Ciri passait la majeure partie de la journée avec Yennefer. Elle rentrait au dortoir tard le soir, se laissait tomber sur son lit comme une masse et s’endormait aussitôt. Les adeptes, qui se plaignaient qu’elle ronflait terriblement, essayaient de la réveiller. En vain.

Ciri dormait d’un sommeil de plomb.

Sans cauchemar.

 

 

* * *

 

 

 

— Par tous les dieux ! (Yennefer poussa un soupir de résignation. Elle secoua ses boucles noires des deux mains et baissa la tête.) C’est pourtant si simple ! Si tu ne parviens pas à maîtriser ce geste, qu’en sera-t-il des autres, plus difficiles ?

Ciri lui tourna le dos, s’ébroua, grommela dans sa barbe et frotta sa main engourdie. La magicienne soupira de nouveau.

— Jette encore un œil au dessin, regarde bien le placement des doigts. Sers-toi des flèches explicatives et des runes qui décrivent le geste à réaliser.

— J’ai déjà regardé ce dessin des milliers de fois ! Je comprends les runes ! Vort, cáelme. Ys, veloë. De l’intérieur vers l’extérieur, lentement. Vers le bas, rapidement. La main… euh, comme ça ?

— Et ton auriculaire ?

— C’est impossible de le placer ainsi sans plier le majeur en même temps !

— Donne-moi ta main.

— Aïïïe !

— Pas si fort, Ciri ! Sinon Nenneke va encore une fois accourir en pensant que je t’écorche vive ou que je te fais frire dans de l’huile. Ne modifie pas la configuration de tes doigts. Et maintenant, exécute le geste. La rotation, n’oublie pas la rotation du poignet ! C’est bien. Maintenant, secoue ta main et relâche tes doigts. Recommence. Non, mais c’est pas vrai ! Tu sais ce que tu as fait ? Si tu avais jeté un sort de cette manière, ta main aurait été recouverte d’écorce pendant un mois ! Tes mains sont de bois ou quoi ?

— Ma main est exercée à manier l’épée, c’est pour ça !

— Balivernes. Geralt a manié l’épée toute sa vie et ses doigts sont agiles et… hum… très délicats. Allez, mon laideron, essaie encore une fois. Alors, tu vois ? Il suffit de vouloir. Et de s’appliquer. Encore une fois. Bien. Secoue ta main et recommence. Voilà. Tu es fatiguée ?

— Un peu…

— Laisse-moi te masser la main et l’avant-bras… Ciri, pourquoi n’utilises-tu pas la crème que je t’ai donnée ? Ta peau est aussi rugueuse que les pattes d’un cormoran… Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est la marque d’une bague, n’est-ce pas ? Il me semble que je t’avais interdit de porter des bijoux.

— Mais j’ai gagné cette bague quand j’ai joué à la toupie avec Myrrha ! Et je ne l’ai portée qu’une demi-journée !…

— C’est une demi-journée de trop. Ne la porte plus, je te prie.

— Je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas le droit de…

— Tu n’es pas obligée de le comprendre, l’interrompit la magicienne. (Il n’y avait cependant pas de colère dans sa voix.) Je te demande de ne porter aucun accessoire de ce genre. Si tu veux, tu peux te mettre une fleur dans les cheveux. Te tresser une couronne. Mais tu ne dois porter aucun cristal, aucun métal, aucune pierre. C’est important, Ciri. Quand le moment sera venu, je t’expliquerai pourquoi. Pour l’instant, fais-moi confiance et respecte ma volonté.

— Toi, tu portes ton étoile, des boucles d’oreille et des bagues ! Et moi, je n’en aurais pas le droit ? Est-ce que c’est parce que je suis… vierge ?

— Dis donc, mon laideron… (Yennefer afficha un sourire et caressa la tête de la fillette.) Serais-tu obsédée par ce sujet ? Je t’ai déjà expliqué que cela n’avait rien à voir avec le fait d’être vierge ou pas. Absolument rien. Demain, tu te laveras les cheveux, ils en ont bien besoin.

— Dame Yennefer ?

— Oui ?

— Est-ce que je peux… au nom de cette sincérité que tu m’as promis de respecter… te demander quelque chose ?

— Tu le peux. Mais, par tous les dieux, choisis une question qui ne porte pas sur la virginité, cette fois-ci !

Ciri se mordit les lèvres et se mura dans un long silence.

— Tant pis, soupira Yennefer. Qu’il en soit ainsi. Pose ta question.

— Ben… vois-tu… (Ciri rougit et s’humecta les lèvres.) Les filles, dans le dortoir, n’arrêtent pas de cancaner et de raconter des histoires… Sur la fête de Belleteyn et d’autres choses dans le genre… Et quand elles parlent de moi, elles disent que je suis un marmot, un bébé, parce qu’il serait déjà temps que… Dame Yennefer, comment c’est, en vérité ? Comment savoir que le moment est venu de…

— … de coucher avec un homme ?

Ciri devint cramoisie. Elle resta un moment silencieuse puis elle leva les yeux et hocha la tête.

— C’est très simple, répondit Yennefer sur un ton détaché. Si tu commences à te poser la question, c’est un signe que le moment est venu.

— Mais je n’en ai pas du tout envie !

— Ce n’est pas obligatoire. Si tu ne veux pas, tu ne le fais pas.

— Ah bon. (Ciri se mordilla de nouveau la lèvre.) Et ce… heu… cet homme… Comment savoir que c’est le bon… celui avec qui…

— On peut coucher ?

— Mhm.

— Si on a vraiment le choix (la magicienne tordit ses lèvres dans un sourire) et qu’on n’a pas beaucoup d’expérience, on commence par ne pas juger l’homme, mais son lit.

Les yeux émeraude de Ciri prirent la forme et les dimensions de deux soucoupes.

— Comment ça… son lit ?

— C’est exact. Ceux qui n’ont pas de lit, tu les élimines d’entrée. Ensuite, parmi ceux qui restent, tu élimines ceux qui possèdent un lit sale et dégoûtant. Et lorsque seuls restent ceux qui possèdent un lit propre et impeccable, tu choisis l’homme qui te plaît le plus. Malheureusement, cette méthode n’est pas sûre à cent pour cent. On peut fichtrement se tromper.

— Tu plaisantes ?

— Non, je ne plaisante pas. Ciri, à partir de demain, tu dormiras ici, avec moi. Rapporte tes affaires. D’après ce que tu me dis, le temps qui devrait être destiné au repos et au sommeil dans le dortoir des adeptes est bien trop gaspillé en commérages.

 

 

* * *

 

 

 

Une fois les gestes élémentaires de la main et les autres mouvements maîtrisés, Ciri se mit à apprendre les sortilèges et leurs formules. Celles-ci étaient plus simples. Elles étaient écrites en langue ancienne que la fillette connaissait à la perfection et étaient donc facilement mémorisables. L’intonation avec laquelle il convenait de les prononcer, et qui était parfois complexe, ne posait aucun problème à Ciri. Yennefer semblait satisfaite et devenait chaque jour plus douce et sympathique. Au moment des pauses, il leur arrivait de plus en plus souvent de papoter de tout et de rien, de plaisanter ; toutes deux prenaient même désormais un malin plaisir à se moquer gentiment de Nenneke, hérissée, qui se rengorgeait comme une poule, qui venait régulièrement « contrôler » les cours et les exercices pratiques, prête à prendre Ciri sous son aile protectrice, à la défendre et à la sauver de la sévérité supposée de la magicienne et des « tortures inhumaines » qu’elle devait lui infliger.

Attentive à la demande de la magicienne, Ciri s’était installée dans la chambre de celle-ci. À présent, elles étaient ensemble non seulement le jour, mais aussi la nuit. Ainsi, il arrivait que des cours aient lieu la nuit : il était interdit d’employer certains gestes et certaines formules à la lumière du jour.

La magicienne, satisfaite des progrès de la fillette, avait ralenti le rythme des cours. Toutes deux avaient plus de temps libre. Elles passaient leurs soirées à lire des livres à deux ou chacune de son côté. Ciri vint à bout des Dialogues sur la nature de la magie de Stammelford, de l’Empire des éléments de Giambattista, de la Magie naturelle de Richert et Monck. Elle feuilleta également – faute d’être parvenue à les lire en entier – des œuvres comme le Monde invisible de Jan Bekker ou encore le Mystère des mystères d’Agnès de Glanville. Elle consulta aussi un exemplaire antédiluvien et jauni du Codex de Mirthe, le Ard Aercane et même le célèbre et terrible Dhu Dwimmermorc, rempli d’effrayantes gravures.

Elle lut également d’autres livres qui n’avaient pas trait à la magie, comme l’Histoire du monde ou le Traité de la vie. Elle n’oublia pas les lectures plus légères de la bibliothèque du temple. Le rose aux joues, elle dévora les Folâtreries du marquis de La Creahme et les Dames du roi d’Anna Tiller. Elle lut les Détresses de l’amour et le Temps de la Lune, les recueils de poésies de Jaskier, le célèbre troubadour. Elle pleura devant les ballades d’Essi Daven, subtiles et entourées de mystère, qui étaient réunies dans un petit ouvrage joliment relié intitulé la Perle bleue.

Ciri usait de son privilège et posait des questions à la magicienne. Elle obtenait toujours des réponses. Toutefois, il lui arrivait de plus en plus d’être elle-même questionnée. Au début, l’enfance de la fillette à Cintra et les événements qui survinrent plus tard durant la guerre ne semblaient pas du tout intéresser Yennefer. Cependant, au fil des jours, les questions de la magicienne devenaient de plus en plus précises. Ciri devait y répondre – elle le faisait vraiment à contrecœur, car chaque question ouvrait une porte de sa mémoire qu’elle s’était promis de ne jamais ouvrir, et qu’elle souhaitait garder fermée pour toujours. Depuis qu’elle avait rencontré Geralt à Sodden, elle considérait qu’elle avait entamé une « autre vie », que celle qu’elle avait vécue à Cintra avait été définitivement et irrémédiablement effacée. Les sorceleurs de Kaer Morhen ne l’avaient jamais questionnée sur ce sujet et, avant d’arriver au temple, Geralt lui avait fait promettre de ne dire à personne qui elle était. Nenneke, qui était bien évidemment au courant, avait fait en sorte que les autres prêtresses et les adeptes prennent Ciri pour la fille illégitime d’un chevalier et d’une paysanne, une enfant comme tant d’autres au monde qui n’avait sa place ni dans le manoir de son père ni dans la chaumière de sa mère. La moitié des adeptes du temple de Melitele étaient d’ailleurs dans ce cas.

Yennefer connaissait son secret, elle aussi. Elle était celle « à qui l’on pouvait faire confiance ». Elle l’interrogeait. Sur ce qui s’était passé. À Cintra.

— Comment es-tu parvenue à sortir de la ville, Ciri ? Par quel moyen as-tu réussi à échapper aux Nilfgaardiens ?

Ciri n’en avait aucun souvenir. Le fil de sa mémoire s’était rompu, tout se perdait dans la pénombre et la fumée. Elle se rappelait le siège de la ville, ses adieux à la reine Calanthe, sa grand-mère, elle se rappelait les barons et les chevaliers qui l’avaient arrachée de force au lit où reposait la Lionne de Cintra, blessée et mourante. Elle se rappelait sa fuite effrénée à travers les ruelles de la ville en feu, le combat sanglant et sa chute de cheval. Elle se rappelait le cavalier noir au heaume orné des ailes d’un rapace.

Rien de plus.

— Je ne m’en souviens pas. Je ne m’en souviens vraiment pas, dame Yennefer.

La magicienne n’insistait pas. Elle lui posait d’autres questions. Elle le faisait avec beaucoup de tact et de délicatesse, et Ciri se sentait de plus en plus à l’aise. Finalement, elle se mit à parler d’elle-même. Sans attendre de questions, elle raconta ses années d’enfance à Cintra et sur les îles Skellige. Sa découverte de l’existence du droit de surprise et du fait que le sort l’avait destinée à Geralt de Riv, le sorceleur aux cheveux blancs. Elle raconta la guerre. Son errance dans les bois d’Autre Rive, son séjour parmi les druides d’Angren et le temps passé à la campagne. Ses retrouvailles avec Geralt qui l’emmena à Kaer Morhen, l’Antre des sorceleurs, où elle entama un nouveau chapitre de sa jeune existence.

Un soir, de sa propre initiative, Ciri raconta à la magicienne, sur un ton détaché et joyeux, le récit très pittoresque de sa première rencontre avec le sorceleur, dans la forêt de Brokilone, là où vivaient les dryades qui l’avaient enlevée et qui voulaient la garder prisonnière pour en faire l’une d’elles.

— Ah ! s’était exclamée Yennefer après avoir écouté cette histoire. Je donnerais cher pour pouvoir le voir. Geralt, je veux dire… J’essaie de m’imaginer son expression, ce jour-là, à Brokilone, lorsqu’il a vu quelle Surprise lui avait réservée le destin ! Parce qu’il a dû faire une drôle de tête lorsqu’il a appris qui tu étais ?

Ciri se mit à rire ; deux flammes diaboliques jaillirent dans ses yeux d’émeraude.

— Oh oui ! s’esclaffa-t-elle. Une drôle de tête ! Ça c’est sûr ! Tu veux que je te le fasse ? Attends, je vais te montrer…

Yennefer éclata de rire.

 

 

* * *

 

 

 

Ce rire, se dit Ciri qui regardait les nuées d’oiseaux noirs se dirigeant vers l’est. Ce rire, partagé et franc, nous a vraiment rapprochées, elle et moi. Nous avons compris, toutes deux, que nous pouvions rire ensemble et parler de lui ensemble. De Geralt. Nous sommes soudain devenues proches, même si j’ai toujours su que le sorceleur nous rapprochait et nous éloignait à la fois, et qu’il en serait toujours ainsi.

Mais ce rire partagé nous a rapprochées.

Quant à ce qui s’est passé deux jours plus tard, dans le bois, sur les collines… Ce jour-là, elle m’a montré comment retrouver…

 

 

* * *

 

 

 

— Je ne comprends pas pourquoi je dois chercher ces… J’ai encore oublié comment ça s’appelle…

— Des intersections, rappela Yennefer en arrachant la bardane qui s’était accrochée à sa manche alors qu’elle traversait un fourré. Je vais te montrer comment les trouver, car ce sont des endroits où tu peux puiser la force.

— Mais je sais déjà puiser la force ! Et tu m’as appris toi-même que la force se trouvait partout. Alors pourquoi est-ce qu’on vient se fourrer dans les buissons ? Il y a plein d’énergie dans le temple !

— C’est vrai qu’il y en a beaucoup. C’est d’ailleurs pour cela que le temple a été construit là-bas et pas ailleurs. Et c’est aussi pourquoi il te semble facile de puiser la force.

— J’ai mal aux jambes ! Asseyons-nous un peu, d’accord ?

— D’accord, mon laideron.

— Dame Yennefer ?

— Oui.

— Pourquoi puisons-nous toujours la force dans les veines aquatiques ? L’énergie magique est pourtant partout présente. Dans la terre, pas vrai ? Dans l’air, dans le feu ?

— C’est exact.

— Et la terre… Il y en a plein tout autour de nous. Sous nos pieds. L’air, lui aussi, est partout ! Et si nous voulons du feu, il suffit d’en faire un et…

— Tu es encore trop faible pour puiser la force de la terre. Tes connaissances sont insuffisantes pour pouvoir tirer quelque chose de l’air. Quant au feu, je t’interdis formellement de jouer avec lui ! Je te l’ai déjà dit : tu n’as absolument pas le droit de toucher à l’énergie du feu !

— Ne crie pas ! Je m’en souviens.

Elles restaient silencieuses, assises sur un vieux tronc d’arbre couché, à écouter le vent souffler dans les frondaisons des arbres ; non loin de là, un pivert tambourinait contre une branche avec acharnement. La faim tenaillait Ciri et rendait sa salive épaisse, mais la fillette savait que ses plaintes ne donneraient rien. Auparavant, il y a encore un mois de cela, Yennefer réagissait à ses lamentations en lui faisant un exposé rébarbatif sur l’art de maîtriser les instincts primaires, puis elle avait cessé de le faire et se contentait désormais d’observer un silence dédaigneux. Il ne servait à rien non plus de protester contre le fait de s’entendre appeler « laideron ».

La magicienne arracha la dernière bardane de sa manche. Elle va bientôt me poser une question, se dit Ciri. Je l’entends penser. Elle me questionnera de nouveau sur ce dont je ne me souviens pas. Ou ce dont je ne veux pas me souvenir. Vraiment, ça n’a pas de sens ! Je ne lui répondrai pas. C’est du passé, il n’y a pas de retour vers le passé. C’est elle-même qui l’a dit un jour…

— Parle-moi de tes parents, Ciri.

— Je ne m’en souviens pas, dame Yennefer…

— Fais un effort. Je te le demande.

— Je n’ai pratiquement aucun souvenir de mon père…, répondit-elle à voix basse en se soumettant à la requête de la magicienne. Seulement… non, presque rien… Maman… Maman, oui… Elle avait de longs cheveux, jusque-là… Et elle était toujours triste… Je me rappelle… non, je ne me rappelle rien…

— Essaie encore, s’il te plaît.

— Je ne me rappelle pas !

— Regarde mon étoile.

Les mouettes criaient en plongeant entre les barques des pêcheurs, où elles récupéraient les déchets et le fretin rejeté à l’eau. Le vent faisait claquer légèrement les voiles des drakkars en berne, une fumée étouffée par la bruine s’élevait du havre. Des trières de Cintra entraient dans le port, des lions d’or brillaient sur leurs pavillons bleus. Oncle Crach, qui se tenait à côté d’elle, sa grosse main semblable à une patte d’ours posée sur son épaule, plia soudain un genou, tandis que les soldats disposés en rang frappaient en rythme leur bouclier avec leur épée.

Sur la passerelle, une femme s’avançait vers oncle Crach. C’était la reine Calanthe. La grand-mère de Ciri. Celle que, sur les îles Skellige, on appelait officiellement Ard Rhena – la Plus Grande des Reines. Cependant, oncle Crach an Craite, le jarl de Skellige, toujours agenouillé et la tête baissée, accueillit la Lionne de Cintra en la gratifiant d’un titre moins officiel mais reconnu par les insulaires comme étant plus respectueux encore.

— Mes hommages, Modron.

— Princesse, fit Calanthe d’une voix froide et autoritaire sans même regarder le jarl. Viens ici. Viens avec moi, Ciri.

La main de la grand-mère était aussi ferme et dure que celle d’un homme, sa bague était glaciale.

— Où est Eist ?

— Le roi…, bégaya Crach. Il est en mer, Modron. Il cherche les débris… et les dépouilles. Depuis hier…

— Pourquoi leur a-t-il donné sa permission ? s’écria la reine. Comment a-t-il pu permettre que cela arrive ? Comment toi, as-tu pu, Crach ? Tu es le jarl de Skellige ! Aucun drakkar n’a le droit de partir en mer sans ton autorisation ! Pourquoi ne les en as-tu pas empêchés ?

L’oncle baissa sa tête rousse plus encore.

— Mes chevaux ! fit Calanthe. Nous allons au fort. Demain, je repartirai à l’aube. J’emmène la princesse à Cintra. Je ne lui permettrai jamais de revenir ici. Quant à toi. ..Tu as une sacrée dette envers moi, Crach. Un jour, j’exigerai que tu me la paies.

— Je sais, Modron.

— S’il m’est impossible de te la rappeler, c’est elle qui le fera. (Calanthe tourna son regard vers Ciri.) C’est à elle que tu paieras ta dette, jarl. Tu sais de quelle manière.

Crach an Craite se leva ; il se redressa, et les traits de son visage bruni par le soleil se durcirent. D’un geste prompt, il sortit de son fourreau une épée d’acier toute simple, sans ornement, et découvrit son avant-bras gauche marqué de grosses cicatrices blanches.

— Épargne-moi ces gestes théâtraux, s’esclaffa la reine. Épargne ton sang… Je t’ai dit : un jour. Souviens-t’en !

— Aen me Gláeddyv, zvaere a’Bloedgeas, Ard Rhena, Lionors aep Xintra ! (Le jarl des îles Skellige leva les bras et agita son épée. Les soldats poussèrent un cri rauque et frappèrent leurs armes contre leur bouclier.)

— J’accepte ton serment. Maintenant, conduis-moi au fort, Crach.

Ciri se souvenait du retour du roi Eist, de son visage pétrifié et livide. Et du silence de la reine. Elle se rappelait le banquet horrible et sinistre au cours duquel les loups de mer de Skellige, sauvages et barbus, se saoulaient progressivement dans un silence terrible. Elle se rappelait les murmures. Geas Muire… Geas Muire !

Elle se rappelait la bière brune renversée qui se répandait en filets sur le sol, les cornes brisées avec violence contre les murs de pierre de la grande salle, au milieu d’explosions de rage désespérées, impuissantes et absurdes. Geas Muire ! Pavetta !

Pavetta, la princesse royale de Cintra, et son époux, le prince Duny. Les parents de Ciri. Ils avaient disparu. Ils étaient morts. Tués par Geas Muire. La Malédiction de la mer. Ils avaient été engloutis par une tempête que personne n’avait prévue. Une tempête qui ne devait pas avoir lieu…

Ciri tourna la tête pour que Yennefer ne remarque pas les larmes qui emplissaient ses yeux. À quoi bon tout cela ? pensa-t-elle. À quoi bon ces questions, ces souvenirs ? Il n’y a pas de retour dans le passé. Je les ai perdus. Papa, Maman, Grand-mère, dite Ard Rhena, la Lionne de Cintra… Oncle Crach an Craite a probablement disparu, lui aussi. Je les ai tous perdus et je suis devenue quelqu’un d’autre. Il n’y a pas de retour…

La magicienne gardait le silence, perdue dans ses pensées.

— C’est à ce moment-là que tes rêves sont apparus ? demanda-t-elle soudain.

— Non, répondit Ciri après réflexion. Non, pas à ce moment-là. Ils sont apparus plus tard.

— Quand cela ?

La fillette plissa son nez.

— L’été… l’été dernier… Parce que la guerre avait éclaté l’année précédente…

— Ah. Ça signifie que tes rêves sont apparus après ta rencontre avec Geralt à Brokilone ?

La fillette acquiesça de la tête. Je ne répondrai pas à la question suivante, décida-t-elle. Mais Yennefer ne posa pas d’autre question. Elle se leva rapidement et regarda en direction du soleil.

— Bon, assez de repos, mon laideron. Il se fait tard. Poursuivons nos recherches. Tiens ta main devant toi sans te crisper, ne tends pas les doigts… Et en avant !

— Où dois-je aller ? Dans quelle direction ?

— Ça n’a pas d’importance.

— Les veines sont partout ?

— Pratiquement. Tu apprendras à les déceler sur le terrain, et tu sauras reconnaître ces endroits particuliers. Ils sont signalés par des arbres morts, une végétation rabougrie. Ce sont des lieux que fuient tous les animaux. Sauf les chats.

— Les chats ?

— Ils aiment dormir et se prélasser sur les intersections. Il existe beaucoup d’histoires sur les animaux magiques, mais en réalité, mis à part le dragon, le chat est la seule créature capable de puiser la force Nul ne sait pourquoi il le fait ni à quelle fin… Que se passe-t-il ?

— Là-bas, dans cette direction ! Il doit y avoir quelque chose ! Derrière cet arbre !

— Ciri, cesse de divaguer. On ne ressent les intersections que lorsque l’on se trouve dessus… Hum… C’est curieux. Je dirais même incroyable… Tu sens vraiment un courant ?

— Oui, vraiment !

— Alors, allons-y. C’est tout de même très curieux… À toi, Ciri, localise l’intersection. Où se trouve-t-elle ?

— Ici ! À cet endroit !

— Bravo. C’est excellent. Tu sens une légère crampe au niveau du majeur ? Tu vois comme il se courbe vers le sol ? Rappelle-toi : c’est un signal.

— Est-ce que je peux puiser la force ?

— Attends, je vais vérifier.

— Dame Yennefer ? Comment ça se passe vraiment lorsque je puise la force ? Si j’en prends pour moi peut-être en manquera-t-il, là-bas, dans les profondeurs… A-t-on le droit d’agir ainsi ? Mère Nenneke nous a appris à ne jamais rien prendre comme ça, par pur caprice. Même les cerises, il faut les laisser sur les arbres, pour les oiseaux, et attendre qu’elles tombent d’elles-mêmes.

Yennefer lui passa un bras autour des épaules et déposa un léger baiser sur ses cheveux.

— Comme j’aimerais que d’autres entendent ce que tu viens de dire, murmura-t-elle. Vilgefortz, Francesca, Terranova… Ceux qui considèrent qu’ils ont un droit absolu sur la force et qu’ils peuvent l’utiliser sans limite. Comme je voudrais qu’ils écoutent mon petit et intelligent laideron du temple de Melitele. N’aie crainte, Ciri. Tu fais bien d’y penser mais, crois-moi, il y a bien assez de force. Il n’en manquera pas. C’est comme si tu cueillais une tout petite cerise dans un énorme verger.

— Alors je peux la puiser, maintenant ?

— Attends. Oh la la ! C’est un foyer diablement puissant ! Il bat intensément. Fais attention, mon laideron. Puise la force avec précaution et va lentement, très lentement.

— Moi, je n’ai pas peur ! Pah pah ! Je suis une sorceleuse ! Ah ! Je la sens ! Je la… Oooooh ! Dame… Ye… nnnne… feeeeeeer…

— Par la malepeste ! Je t’avais pourtant prévenue ! Lève la tête ! Lève la tête, je te dis ! Tiens, applique ça contre ton nez sinon tu vas te couvrir de sang ! Du calme, du calme, ma petite, ne t’évanouis surtout pas. Je suis là. Je suis près de toi ma… petite fille. Tiens bien ton mouchoir. Je vais tout de suite faire apparaître de la glace…

 

 

* * *

 

 

 

Le peu de sang qui coula du nez de Ciri ce jour-là fit scandale. Yennefer et Nenneke ne s’adressèrent plus la parole durant une semaine.

Ainsi, pendant une semaine, Ciri se prélassa, bouquina et s’ennuya, car la magicienne avait suspendu les cours. La fillette ne la vit pas des jours durant : Yennefer disparaissait à l’aube pour ne rentrer que tard le soir ; elle la regardait alors d’un air étrange et était curieusement peu loquace.

À la fin de la semaine, Ciri en avait assez. Un soir, après que la magicienne fut rentrée, la fillette s’approcha d’elle sans mot dire et se pressa fortement contre elle.

Yennefer resta silencieuse. Cela dura un long moment. Les mots étaient inutiles. Les doigts de la magicienne, serrés autour des épaules de la fillette, parlaient d’eux-mêmes.

Le lendemain, elle se réconcilia avec la grande prêtresse à l’issue d’une longue discussion qui dura plusieurs heures.

Tout rentra finalement dans l’ordre, pour la plus grande joie de Ciri.

 

 

* * *

 

 

 

— Regarde-moi dans les yeux, Ciri. Fais apparaître la petite lumière. Et maintenant, la formule !

— Aine verseos !

— Bien. Regarde ma main. Fais le même geste et déploie la lumière dans l’air.

— Aine aen aenye !

— Excellent. Quel geste faut-il faire maintenant ? Oui, c’est bien celui-ci. Très bien. Renforce ton geste et puise la force. Encore, encore, ne t’arrête pas.

— Oooooh…

— Le dos bien droit ! Les bras le long du corps ! Les mains détendues, pas de mouvements inutiles avec les doigts : chaque geste peut multiplier l’effet. Tu veux faire éclater un incendie ici ? Plus d’amplitude, allez ! Qu’attends-tu ?

— Oh non… Je n’y arrive pas…

— Détends-toi et cesse de trembler. Puise la force ! Mais, que fais-tu ? Voilà, c’est mieux maintenant… Ne laisse pas faiblir ta volonté ! Trop vite, tu fais de l’hyperventilation ! Tu chauffes la force inutilement ! Moins vite, mon laideron, du calme. Je sais que ce n’est pas agréable. Tu t’y feras.

— Ça me fait mal… Dans le ventre… là…

— Tu es une femme, c’est une réaction normale. Avec le temps, tu ne la sentiras plus. Mais pour que tu acquières cette résistance, tu dois t’entraîner sans utiliser de blocage antidouleur. C’est vraiment nécessaire, Ciri. N’aie pas peur, je veille sur toi. Je te protège. Rien ne peut t’arriver. Mais tu dois supporter la douleur. Respire calmement. Concentre-toi. Fais le geste, je te prie. Parfait. Prends la force à présent, tire-la, puise-la,… Bien, bien… Encore un peu…

— Oh… Oh… Ooooh !

— Alors, tu vois ? Quand tu veux, tu peux ! Observe ma main à présent. Fais bien attention. Exécute le même geste. Tes doigts ! Attention à tes doigts, Ciri ! Regarde ma main, pas le plafond ! Voilà, c’est bien maintenant, très bien. Croise-les. Et maintenant retourne-les, renverse ton geste et renvoie la force sous la forme d’une lumière plus intense.

— Iiiii… Iiiiia… aaaaaah…

— Cesse de gémir et reprends-toi ! C’est une crampe, ça va vite passer… Plus large, l’écartement des doigts ! Fais sortir la force de toi, expulse-la ! Moins vite, par la malepeste ! Sinon tes vaisseaux sanguins vont encore en payer le prix !

— Iiiiiaaaaaah !

— C’était encore trop rapide, mon laideron. Je sais que la force s’empresse de sortir, mais tu dois apprendre à la contrôler. Tu dois empêcher les explosions comme celle que tu viens de provoquer. Si je ne t’avais pas isolée, tu aurais fait un sacré grabuge ici. Bon, encore une fois. Reprenons depuis le début. Le geste et la formule.

— Non ! Assez ! Je n’en peux plus !

— Respire lentement et cesse de trembler. Cette fois, c’est une vulgaire crise d’hystérie, n’essaie pas de me berner ! Reprends-toi, concentre-toi et vas-y.

— Non, par pitié, dame Yennefer… J’ai mal… Je ne me sens pas bien…

— Sèche tes larmes, Ciri. Il n’y a pas de spectacle plus lamentable qu’une magicienne en pleurs. Il n’y a rien de plus pitoyable. Souviens-t’en. Allez, encore une fois, depuis le début. Le sortilège et le geste. Non, cette fois, je ne te guiderai pas. Tu le feras seule. Allez, fais fonctionner ta mémoire !

— Aine verseos… Aine aen aenye… Oooooh !

— Non ! Trop rapide !

 

 

* * *

 

 

 

La magie l’avait pénétrée telle une pointe de fer armée d’épines. La blessure était profonde. Et douloureuse. Elle la faisait souffrir de ce mal particulier qui s’apparente étrangement au désir.

 

 

* * *

 

 

 

Elles s’étaient remises à courir dans le parc pour se détendre. Yennefer avait obtenu de Nenneke qu’elle restitue l’épée de Ciri jusqu’alors consignée. Elle permit à la fillette de travailler ses pas, ses feintes et ses bottes, en veillant bien entendu à ce que les autres prêtresses et adeptes n’en sachent rien. Toutefois, la magie restait omniprésente. À l’aide de simples formules et de concentration, Ciri apprenait à détendre ses muscles, à lutter contre les crampes, à contrôler son adrénaline, à maîtriser son oreille interne et son nerf vague, à ralentir ou à accélérer son pouls, à se passer d’oxygène pendant de courts instants.

À la grande surprise de la fillette, la magicienne savait beaucoup de choses sur l’épée et la « danse » des sorceleurs. Elle connaissait nombre des secrets de Kaer Morhen, et avait visiblement séjourné à la Forteresse de nombreuses fois. Elle connaissait Vesemir et Eskel. Mais pas Lambert ni Coën.

Yennefer avait effectivement séjourné à Kaer Morhen. Ciri devinait la raison pour laquelle, au cours de leurs conversations sur la Forteresse, les yeux de la magicienne perdaient leur éclat mauvais et leur profondeur froide, indifférente et savante, pour devenir simplement chaleureux. Si ces qualificatifs avaient pu correspondre à la personnalité de Yennefer, Ciri aurait alors dit d’elle qu’elle était alanguie, et mélancolique.

Elle en devinait la raison.

Il était un sujet que la fillette s’appliquait instinctivement à éviter. Mais, un jour, elle s’emballa et ne put s’empêcher de mentionner le nom de… Triss Merigold. Yennefer, sous une apparente indifférence, en usant de questions ponctuelles faussement banales, lui fit raconter le reste. Les yeux de la magicienne étaient durs et impénétrables.

Ciri en devinait la raison. Étrangement, elle ne sentait plus l’agacement qu’elle éprouvait autrefois.

La magie était apaisante.

 

 

* * *

 

 

 

— Ce que l’on appelle le Signe d’Aard, Ciri, c’est une incantation très simple qui fait partie des sortilèges psychokinétiques ; il consiste à propulser de l’énergie dans une direction voulue. L’intensité de la poussée dépend de la capacité de concentration de celui qui jette le sort ainsi que de la force expulsée. Elle peut être impressionnante. Les sorceleurs se sont approprié ce sortilège en tirant profit du fait qu’il n’exige aucune formule magique : seuls suffisent la concentration et le geste. C’est pour cela qu’ils l’ont appelé Signe. J’ignore en revanche d’où ils ont tiré ce nom, « Aard », peut-être de la langue ancienne. Le terme « ard », comme tu le sais, signifie « montagne », « supérieur », « le plus haut ». Si c’est là le raisonnement qu’ils ont suivi, alors cette appellation est trompeuse parce qu’il n’y a pas de sortilège psychokinétique plus simple. Il est clair que nous ne perdrons pas notre temps ni notre énergie avec une chose aussi primaire qu’un Signe de sorceleur. Nous sommes là pour travailler la véritable psychokinésie. Nous allons nous exercer… voyons voir…, sur ce panier, qui se trouve sous le pommier. Concentre-toi.

— Ça y est.

— Tu te concentres vite. Je te le répète : maîtrise la diffusion de la force. Tu peux seulement en libérer autant que tu en as puisé. Si tu en expulses ne serait-ce qu’une once de plus, tu le fais aux dépens de ton propre organisme. Un tel effort peut te faire perdre connaissance, et même, dans le pire des cas, te tuer. En revanche, si tu libères toute l’énergie que tu as puisée, tu perds la possibilité de recommencer. Tu dois d’abord puiser la force une nouvelle fois, et tu sais comme c’est difficile et douloureux.

— Oh oui, je le sais !

— Tu dois impérativement maintenir ta concentration et empêcher que l’énergie se libère seule de toi. Ma maîtresse disait toujours qu’il fallait libérer la force de la même manière qu’on lâche un pet dans une salle de bal : avec délicatesse, parcimonie et maîtrise. De sorte que tes voisins ne sachent pas que cela vient de toi. Tu comprends ?

— Oui, je comprends !

— Redresse-toi et cesse de rire. Je te le redis : les sortilèges, c’est du sérieux. Il faut les jeter avec grâce, et fierté aussi. Tes gestes doivent être continus, mais exécutés avec retenue. Et dignité. Il faut bannir les mines grotesques, les grimaces, et surtout ne pas tirer la langue. Tu agis avec la force de la nature, alors il faut lui témoigner ton respect.

— Bien, dame Yennefer.

— Attention, je ne te protège pas cette fois-ci. Tu es une magicienne indépendante. Ce sont tes débuts, mon laideron. Tu as vu la bonbonne de vin sur la commode ? Si tes premiers pas s’avèrent concluants, ta maîtresse le videra ce soir même.

— Seule ?

— Les élèves ne sont autorisés à boire du vin que lorsqu’ils achèvent leur apprentissage. Tu devras donc attendre. Mais tu apprends vite, alors il ne te reste encore qu’une dizaine d’années à patienter, pas plus. Bon, commençons. Mets tes doigts en position. Et ton bras gauche alors ? Ne l’agite pas comme ça ! Laisse le pendre librement ou bien pose ta main sur ta hanche. Tes doigts, Ciri ! Bien. Allez, vas-y, libère la force.

— Aaah…

— Je ne t’ai pas demandé de libérer des sons. Libère de l’énergie. En silence.

— Ha ! ha ! Il a sursauté ! Le panier a sursauté ! Tu as vu ?

— Il a à peine frémi. Ciri, avec parcimonie ne signifie pas faiblement. La psychokinésie est utilisée dans un but précis. Même les sorceleurs utilisent le Signe d’Aard pour renverser leurs ennemis. L’énergie que tu as libérée ne suffirait même pas à faire tomber le chapeau de ton adversaire. Essaie encore une fois, un peu plus fort. Allez, n’aie pas peur !

— Oh ! Comme il s’est envolé ! C’était bien cette fois ? Pas vrai, dame Yennefer ?

— Hummm… Tu feras un saut à la cuisine tout à l’heure et tu y piqueras un peu de fromage pour accompagner notre vin… C’était presque parfait. J’ai bien dit presque. Un peu plus fort encore, mon laideron, n’aie pas peur. Soulève le panier de terre et projette-le bien fort contre le mur de ce petit poulailler là-bas, au point de faire voler les plumes qui sont à l’intérieur ! Redresse-toi. La tête haute. Avec grâce et fierté. Allez, vas-y ! N’aie pas peur ! Oh, non ! Par la malepeste !

— Oh la la !… Pardon, dame Yennefer… Je crois bien que… Que j’ai libéré trop de force…

— Juste un peu trop. Ce n’est pas grave. Viens par là. Allons, ma petite.

— Mais… et le poulailler ?

— Cela arrive. Il n’y a pas de quoi s’en faire. D’une manière globale, tes premiers pas méritent d’être jugés positifs. Quant au poulailler… il n’était pas bien beau de toute manière. Je ne pense pas qu’il manquera à qui que ce soit dans le paysage… Holà, gentes dames ! Du calme, du calme ! Pourquoi tout ce vacarme et ce remue-ménage, alors qu’il ne s’est rien passé ? Ne t’énerve pas, Nenneke ! Je le répète : il ne s’est rien passé. Il faut tout simplement débarrasser ces planches. Elles nous seront utiles pour faire du feu.

 

 

* * *

 

 

 

Durant les après-midi chaudes et calmes, l’air se chargeait du parfum des fleurs et de l’herbe, l’atmosphère respirait le calme et la sérénité que seul troublait le bourdonnement des abeilles et des géotrupes. Ces après-midi-là, Yennefer sortait le fauteuil en osier de Nenneke pour l’installer au jardin, et s’y asseyait en étirant ses jambes loin devant elle. Parfois, elle consultait des ouvrages, ou bien elle lisait les lettres qu’elle recevait par l’intermédiaire de curieux émissaires – des oiseaux en général. Il lui arrivait aussi, mais rarement, de rester assise là, le regard perdu au loin. D’une main, elle agitait pensivement ses boucles d’un noir luisant, de l’autre, elle caressait les cheveux de Ciri, assise sur l’herbe, blottie contre sa cuisse ferme et chaude.

— Dame Yennefer ?

— Oui, mon laideron ?

— Dis-moi, est-ce que l’on peut tout faire à l’aide de la magie ?

— Non.

— Mais on peut faire beaucoup de choses, n’est-ce pas ?

— C’est vrai. (La magicienne ferma les yeux un instant et posa ses doigts sur ses paupières.) Énormément de choses.

— On peut faire quelque chose de très grand ? De terrible ? De vraiment terrible ?

— Parfois plus qu’on l’aurait voulu.

— Hum… Et est-ce que moi… Quand est-ce que je serai capable de faire ce genre de choses ?

— Je l’ignore. Peut-être jamais. Je souhaite que tu n’y sois jamais obligée.

Le silence retomba. Elles ne disaient rien. Il faisait chaud. L’air exhalait le parfum des fleurs et des plantes.

— Dame Yennefer ?

— Qu’y a-t-il encore, mon laideron ?

— Quel âge avais-tu quand tu es devenue magicienne ?

— Quand j’ai réussi l’examen d’entrée ? Hum… Treize ans.

— Ah ! C’est comme moi aujourd’hui ! Et… quel âge avais-tu quand… Non, ça je ne te le demanderai pas…

— Seize ans.

— Ah bon… (Ciri rougit légèrement et feignit soudain de s’intéresser à un nuage à la forme étrange, qui voguait haut dans le ciel au-dessus des tours du temple.) Et quel âge avais-tu quand… quand tu as rencontré Geralt ?

— J’avais plus de seize ans, mon laideron. Un peu plus.

— Tu m’appelles toujours laideron ! Tu sais à quel point je déteste ça, alors pourquoi est-ce que tu continues ?

— Parce que je suis pernicieuse. Les magiciennes sont toutes pernicieuses.

— Mais moi, je ne veux pas… je ne veux pas être un laideron. Je veux être belle. Comme toi, dame Yennefer. Est-ce que, grâce à la magie, je pourrai un jour le devenir ?

— Toi ? Par bonheur, tu n’es pas obligée d’avoir recours à la magie… Tu n’as pas besoin d’elle pour ça. Tu n’imagines pas la chance que tu as.

— Mais moi, je veux vraiment être belle !

— Tu l’es ! Une laideronne vraiment belle. Tu es mon beau petit laideron…

— Oh ! Dame Yennefer !

— Ciri, je vais avoir des bleus partout sur la cuisse, si tu continues.

— Dame Yennefer ?

— Je t’écoute.

— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ?

— Cet arbre là-bas. C’est un tilleul.

— Et qu’est-ce qu’il a de si curieux, ce tilleul ?

— Rien. Sa vue me ravit, tout simplement. Je suis heureuse de… de pouvoir le voir.

— Je ne comprends pas.

— Tant mieux.

Le silence. Pas un mot. Il fait lourd.

— Dame Yennefer ?

— Quoi encore ?

— Il y a une araignée qui s’approche de ta jambe ! Regarde comme elle est horrible !

— C’est une araignée comme les autres.

— Tue-la !

— Je n’ai pas envie de me baisser.

— Alors utilise un sortilège !

— Ici ? Dans l’enceinte du temple de Melitele ? Pour que Nenneke nous jette dehors comme des malpropres ? Non merci. Et maintenant, tais-toi, je te prie. Je voudrais réfléchir.

— Et à quoi est-ce que tu réfléchis ainsi ? Hum… C’est bon, je me tais.

— Cette nouvelle me remplit de joie. Je craignais déjà que tu me poses une de tes questions hors du commun.

— Pourquoi pas ? J’aime tes réponses hors du commun !

— Tu deviens effrontée, mon laideron.

— Je suis une magicienne. Les magiciennes sont pernicieuses et effrontées.

Le silence, encore. Pas un mouvement dans le ciel. Il fait lourd comme avant un orage. Le silence, toujours, interrompu cette fois par le croassement lointain des corbeaux et des corneilles.

— Il y en a de plus en plus. (Ciri leva la tête.) Ils volent, ils volent… Comme cet automne… Ces oiseaux de malheur… Les prêtresses disent que c’est mauvais signe… Ce sont des auspices, ou quelque chose dans le genre. Qu’est-que c’est des auspices, dame Yennefer ?

— Regarde dans Dhu Dwimmermorc. Il y a tout un chapitre là-dessus.

Le silence.

— Dame Yennefer…

— Bon sang ! Quoi encore ?

— Pourquoi Geralt est si long à… Pourquoi il ne vient pas ici ?

— Il t’a sans doute oubliée, mon laideron. Il s’est trouvé une fille plus jolie.

— Non ! Je sais qu’ il ne m’a pas oubliée ! Il n’a pas pu m’oublier ! Je le sais, j’en suis sûre, dame Yennefer !

— C’est bien que tu le saches. Tu as de la chance, mon laideron.

 

 

* * *

 

 

 

— Je ne t’aimais pas, répéta-t-elle.

Yennefer ne la regardait pas. Elle lui tournait toujours le dos, debout près de la fenêtre, les yeux fixés sur les montagnes qui noircissaient à l’est, assombries par les volées de corbeaux et de corneilles qui tournoyaient dans le ciel.

Je sens quelle va me demander pourquoi je ne l’aimais pas, se dit Ciri. Non, elle est trop intelligente pour poser une telle question. Elle me fera une remarque sur ma grammaire d’un ton sec et me demandera depuis quand j’utilise l’imparfait. Et moi, je lui répondrai. Je serai aussi sèche qu’elle, j’imiterai le ton de sa voix, qu’elle sache que je sais, comme elle, faire semblant d’être froide, insensible et indifférente, et dissimuler mes sentiments et mes émotions. Je lui dirai tout. Je veux, je dois tout lui dire. Il faut qu’elle sache tout, avant que nous quittions le temple de Melitele. Avant que nous nous mettions enfin en route à la recherche de celui qui me manque tant. De celui qui lui manque tant. De celui à qui nous manquons sans doute toutes les deux. Je veux lui dire que…

Je lui dirai. Il suffit qu’elle me le demande.

La magicienne se retourna et lui sourit. Elle ne posa aucune question.

 

 

* * *

 

 

 

Elles se mirent en route le lendemain, tôt le matin. Elles portaient toutes deux des tenues de voyage masculines, des capes, des bonnets et des capuches qui leur couvraient les cheveux. Chacune d’elles était armée.

Nenneke fut la seule à leur dire adieu. Elle discuta un long moment à voix basse avec Yennefer, puis les deux femmes échangèrent une poignée de main vigoureuse, comme l’auraient fait des hommes. Ciri, qui tenait les rênes de sa jument gris pommelé, voulut saluer Nenneke de la même manière, mais la grande prêtresse ne le permit pas. Elle l’enlaça, la serra contre elle et l’embrassa. Elle avait les larmes aux yeux. La fillette aussi.

— Bon, fit enfin la prêtresse en essuyant une larme avec la manche de son habit. Allez-y, maintenant. Que la Grande Melitele vous protège en chemin, mes chéries. Toutefois, la déesse est très occupée en ce moment, alors il vous faudra aussi compter sur vous-mêmes pour vous protéger. Veille sur elle, Yennefer. Protège-la comme la prunelle de tes yeux.

— J’espère pouvoir la protéger mieux que ça, répondit la magicienne dans un sourire discret.

Une volée de corneilles traversa le ciel en direction de la vallée du Pontar en poussant des croassements retentissants. Nenneke n’y prêta pas attention.

— Prenez garde à vous, répéta-t-elle. Voici venir des temps mauvais. Il pourrait bien s’avérer qu’Ithlinne aep Aevenien savait ce qu’elle prédisait. Voici venir l’ère de l’épée et de la hache. Le Temps du Mépris et de la Terrible Tourmente. Prends bien soin d’elle, Yennefer. Ne permets à personne de lui faire du mal.

— Je reviendrai, Mère, dit Ciri en sautant sur sa selle. Je promets de le faire ! Très bientôt !

Elle ignorait à quel point elle se trompait.